Justine fait de l’ordre dans un vieux tiroir où elle a amassé des vieilleries, des bouts de souvenirs. Il y a des babioles, des photos et des petits textes. Elle les relit et puis les jette. Tous sauf un qui lui donne à penser. C’est le brouillon d’un texte qu’elle a écrit il y a longtemps à l’intention de son futur mari Martin, un texte qu’elle lui a donné la veille de la cérémonie.

Elle lui disait combien elle était fière et heureuse d’avoir été choisie pas lui. Cet homme que plusieurs convoitaient, car aux yeux de toutes il représentait l’époux rêvé. Gentil, serviable, travailleur, chaleureux et surtout amoureux attentionné. Et il était bel homme, il avait de la prestance. Où qu’il entre on le remarquait, il avait une aura et un charisme imbattable. Et il l’avait choisie elle, la vendeuse de la boulangerie du village, elle qui n’avait fait que l’école obligatoire, donc sans les prétentions intellectuelles dont pouvaient s’enorgueillir d’autres filles. Elle lui disait qu’elle ferait tout pour le rendre heureux pour le reste de ses jours, qu’il pourrait toujours compter sur elle.

C’est il y a longtemps, bien de l’eau a coulé sous les ponts. Elle se souvient qu’ensuite elle a vécu seule sans Martin à qui elle a dit de partir, de sortir de sa vie parce qu’elle n’en pouvait plus de la manière dont il la traitait. Assez vite, après leur mariage, il l’a humiliée en la trompant sans se cacher avec toutes les autres filles qui le convoitaient et qu’il convoitait en secret. En réalité, en épousant Justine, il savait qu’il aurait le loisir de prendre toutes les libertés car il la trouvait un peu naïve pour ne pas dire béatement heureuse d’être avec lui. Il l’a humiliée en lui avouant tout cela. Elle s’est rendu compte que son prétendu amour pour elle n’était que calcul juste fait pour se donner un statut positif dans le village. Avant de s’assagir un peu, après un quart de siècle de vie tumultueuse au village et ailleurs, il était revenu beau et posé enfin presque le gendre idéal. Toutes les filles du village étaient sous le charme mais il n’a eu d’yeux que pour elle car il la savait manipulable.

Justine en a conscience maintenant qu’elle relit ce texte. Elle se dit qu’elle était un peu bête, un peu servile, presque prête à des bassesses pour que Martin continue de ne voir qu’elle. Pour lui elle avait changé sa coiffure, sa manière de s’habiller. Elle réalise qu’il n’aimait pas son apparence. Il reformulait ce qu’elle disait afin que cela convienne à sa pensée à lui. Elle réalise qu’il n’aimait pas sa manière de penser. Elle aimait rendre service, elle aimait son travail, elle aimait le contact avec les clients, il lui avait demandé de cesser son activité pour ne s’occuper que de lui et elle, pauvre bécasse, elle avait obtempéré par amour et par idéalisme. Elle avait fini par ne vivre que pour lui et par lui car il gérait toutes les choses du ménage.

Quand elle a obtenu le divorce à son avantage Justine a repris sa vie en main. Par le bureau d’aide sociale elle a trouvé une formation en cours d’emploi et un petit logement où elle a pu se reconstruire et même se construire tout court sans pression, sans le mépris de qui que ce soit. Parmi les villageois et villageoises elle a retrouvé sa place, car eux n’ont pas approuvé le comportement licencieux de Martin et chaque mère était, rétrospectivement, contente de ne pas l’avoir eu pour gendre.

Régis avait déjà eu deux épouses. Après la première femme il s’était déjà rendu compte que le mariage n’était pas fait pour lui. Trop vite la routine s’était installée et la venue de deux enfants n’avait rien arrangé. Toute fantaisie avait été bannie de sa vie car les enfants ont besoin de régularité pour grandir équilibrés. Et selon les rapports de lecture de puériculture que lui faisait son épouse, pour que les enfants puissent s’épanouir il fallait que la vie se leurs parents se ratatine et se fane. Alors il avait tenu le coup pour les enfants car Emma ne lui disait plus grand-chose, elle était devenue une mère popote et empâtée. Pour prendre patience il l’avait trompée un bon nombre de fois avec plus ou moins de conviction, pour tester son pouvoir de séduction et aussi pour trouver quel corps le branchait vraiment. Ce qui lui avait pris du temps c’était de trouver quel esprit devait s’associer avec ledit corps.

Et un jour il a trouvé LA femme qu’il attendait : jolie, sensuelle, intelligente mais pas trop, afin qu’elle ne le dépasse pas en matière de QI. Alors il a quitté Emma. Il la dotée d’une solide pension alimentaire pour elle et les enfants afin de ne pas trop se culpabiliser et il a épousé Simone. Il était heureux il avait trouvé son Alter presque ego.

La dette mensuelle de son ancienne vie de couple l’a forcé à travailler davantage. Son entreprise marchant bien cela ne posait pas de problèmes. Mais pour Simone avoir les enfants de Régis un week-end sur deux et la moitié des vacances était pesant. Comme son mari travaillait beaucoup, elle attendait les WE avec impatience et elle n’avait Régis rien que pourelle seulement une fois sur deux. La moitié des vacances était pire que ce qu’elle avait imaginé. Elle avait donc revendiqué de sa part plus de présence pour leur couple. La jolie et sensuelle Simone devenait ennuyeuse pour Régis. Sa vie comme une chemise trop étroite le coinçait aux entournures, il est devenu irascible, s’est abruti de travail et en secret il s’est préparé à faire sauter les boutons de sa chemise étriquée.

Il a trouvé un bon acquéreur pour son entreprise, il a bouclé ses comptes habituels, fait des virements dans diverses banques de différents pays. Un matin, muni d’un simple sac à dos, il a annoncé qu’il avait besoin d’un peu de solitude et qu’il partait marcher pour se détendre, pour se changer les idées. Simone n’a rien vu là d’extraordinaire, Régis avait de temps en temps ce genre d’envie. On a retrouvé sa voiture à quelques pâtés de maison de son domicile et plus rien. Il était parti vers ailleurs.

Simone a averti Emma et ensemble elles ont alerté la police. Les hôpitaux suisses et des environs n’avaient pas trace de Régis. La police voyant qu’il n’y n’avait aucune affaire financière, judiciaire ou pénale en cours a déclaré qu’une personne majeure avait le droit de disparaître, qu’aucune recherche ne serait entamée. Précisons que cette histoire s’est passée avant le téléphone portable qui permet de retrouver l’itinéraire d’une personne et sans « bancomat » qui sert de mouchard.

Sur son compte, Emma a vu que Régis avait viré trois mois de pension avec la mention « pour solde de tout compte ». Les enfants étaient hors de la coquille, mais elle, n’ayant pas de formation professionnelle solide allait devoir chercher un emploi. La vie allait devenir plus âpre. Simone, comme indépendante, gagnait bien sa vie.

Régis avait pris soin de laisser une valise en consigne à l’aéroport. Il ouvrait ainsi une nouvelle page de sa vie avec le cœur et le bagage légers. Pendant plus de vingt ans, il s’est mêlé à la foule de la planète sous différentes latitudes et longitudes, voyageant sur terre et sur l’eau, se fixant quelques mois ou quelques années à un endroit, passant de femme en femme et jamais satisfait, jamais totalement comblé, toujours à la recherche de mieux.

Il a presque 60 ans, lorsque dans un bar à tapas espagnol, il se fait aborder par un bel homme aux cheveux gris comme les siens. Ils boivent, ils mangent, ils parlent ensemble toute la soirée et une partie de la nuit. Ils se sont revus et très vite c’est devenu une évidence, ils sont faits l’un pour l’autre et ils se sont mis en ménage. Régis a fini sa quête, il est arrivé au bout de son voyage. Encore une fois une nouvelle page de sa vie va s’écrire.

 

 

Table rase


En ce temps-là, ma vie traversait une zone de turbulences. J’avais perdu mon père et ma mère la même année. Ils avaient fait un testament en faveur de ma sœur comme le permettait la loi anglaise Du coup, celle-ci avait cessé de m’écrire, la logique n’étant pas son fort. De plus, je venais de prendre ma retraite et mes moyens financiers s’en trouvant affaiblis, j’avais du mal à m’acquitter de mes impôts calculés sur mes revenus antérieurs.

Et surtout j’avais définitivement rompu avec Arlette. Arlette ! Jamais femme ne m’a excité autant qu’elle : Son corps plantureux, ses seins volumineux et pourtant fermes semblaient me promettre des jouissances   que ma vie sexuelle pourtant tumultueuse ne m’avaient pas encore accordées. Mais Arlette de ce point de vue-là m’avait déçu. Mes rêves voluptueux et mes tentatives pour les réaliser s’étaient heurtés à son conformisme, sa passivité et son désir de respectabilité. Notre vie quotidienne était ponctuée de disputes et de ruptures suivies de réconciliations. J’en étais arrivée à la considérer comme bipolaire et sa réputation dans le voisinage et parmi les artisans me confirmait dans cette idée. Et puis,il faut l'avouer,Arlette ne supportait pas que j'aie une autre femme dans ma vie.


Encore aujourd’hui je ne sais pas pourquoi je n’ai pas voulu renoncer à Lucette quand je suis tombé amoureux d'Arlette.. Par scrupule ? Par reconnaissance ? A cause d’un reste de tendresse ? Parce qu’elle m’aimait et que je ne voulais pas la faire souffrir ? Pendant 20 ans d’un mariage désastreux, Lucette avait été ma consolation. Aimante et toujours là. Ne me demandant pas grand-chose. Un temps, j’avais aimé sa tendresse, sa douceur et son intelligence. Au lit, avant l’ouragan Arlette, ça s’était plutôt bien passé entre nous, ce qui ne m’empêchait pas de chercher ailleurs sans qu’elle s’en aperçoive. Je me rends compte seulement maintenant qu’avec elle, j’avais besoin de petites coquineries pour être satisfait car son corps ne m’inspirait pas particulièrement. J'ai pensé un moment à quitter Lucette. Mais il faut croire que J’ai eu le coeur trop tendre et ne suis pas totalement cynique. J’ai été touché par le désespoir de celle à qui j’avais peu de choses à reprocher. Et puis, cela ne me déplaisait pas d’avoir 2 femmes. J’étais fier de me sentir « iconoclaste ». Un de mes mots favoris .Ets j’ai toujours rêvé de faire l’amour avec deux femmes à la fois.(Vous vous doutez bien qu’Arlette n’a pas été d’accord !)


Une fois cette décision prise, je ne sais pour quelle raison, je me suis vengé de Lucette. J’ai été pour elle « celui qui cogne avec les mots. » Alors qu’elle ne me demandait rien, je voulais absolument lui faire comprendre ma préférence pour Arlette. « Tu ne peux rivaliser avec elle. Tu ne peux rivaliser avec une déesse. Tu n’as plus de cul, plus de sein, tu n’es plus rien ». Elle a sans doute plus d’une fois eu la tentation de fuir. Elle l’a décidé vraiment le jour où l’ayant invitée chez moi, j’ai reçu la visite inattendue d’Arlette. J’ai alors demandé à Lucette de partir. « Va t’en.Je veux la baiser » Il faut croire que nous avions tous perdu la tête. C’est Arlette qui a supplié sa rivale de me pardonner ! Et tout est rentré dans l’ordre. Enfin.si l’on veut.


Mais ne croyez pas que notre vie ait été un enfer. J’ai fait de jolis voyages avec Lucette. Avec le dépaysement, je laissais derrière moi ma vie ordinaire et j’étais heureux avec elle. Je continuais à m'intéresser aux manifestations ou aux fêtes qu’elle organisait.Au début, je le cachais à Arlette et elle a fini par accepter.

Le temps a passé.Cinq ou six ans. De rupture en réconciliation, j’ai définitivement perdu Arlette.Elle a trouvé un autre homme ("Un petit vieux sans intérêt" selon moi.) Elle m'avait d'ailleurs définitivement déçu. L’ai-je oubliée ? C’est ce que je me dis, en tous cas.


Alors pour la première fois depuis plus de 30ans, j’ai vécu seulement avec Lucette. J’avais mon appartement mais j’étais chez elle la plupart du temps. Et cette femme vieillie dont je n’avais jamais vraiment admiré le physique m’ennuyait au lit. Yvette m'avait imposé des tabous et j'avais perdu l'habitude de nos fantaisies d'autrefois. En ce domaine, je  ne lui demandais que le minimum et lui donnait beaucoup moins. Lucette en était sans doute frustrée mais elle gardait en mémoire mes paroles du temps d’Arlette,ces paroles qui la dévalorisaient, elle avait d'elle une image tellement dégradée qu’elle acceptait tout avec résignation et tristesse.


Depuis 30 ans, cette femme qui  avait souvent été seule cherchait un sens à sa vie en dehors de moi. Dans de multiples activités théâtrales, littéraires ou associatives. ême après ma rupture avec Arlette, Lucette n'a pas changé ses habitudes et je ne le supportais pas. Je détestais qu’elle ne soit pas là. « Tu es une femme d’extérieur », ce reproche avait remplacé : « tu ne peux rivaliser avec elle » ! Lorsqu’elle était là, je n’aimais pas la voir faire son ménage. Elle aimait parler, je détestais qu’elle bavarde chaque matin avec nos voisins. Elle aimait recevoir de la visite et je n'aimais pas ses copines. Elle était attachée à sa famille et  je refusais de voir sa famille. Sa pauvre famille, comme je répétais. Même son chat m’énervait. Et pourtant nous avions une vie tranquille. Nous avions peu d’activité en commun : Petite promenade, repas 3 fois par jour, télé à 18heures.Mais je m’efforçais d’être gentil. Je la conduisais en voiture à l’arrêt du bus quand elle partait. Je lui rendais quelques services. J’étais attentionné. Mais je rongeais mon frein et j’éclatais parfois le soir. Alors elle allait lire dans sa chambre et moi, je regardais Netflix jusqu’à 3heures du matin.


Parfois parmi mes longues soirées, je regardais mon ordinateur. J’avais toujours été inscrit à des sites de rencontre.
Et soudain un soir, un message  me touche : « Pourquoi avez-vous l’air triste sur cette photo ? » Une femme qui me parle de moi !
Je la contacte. C’est une gentille femme. Elle a une belle maison, pas de problème financier(du moins je le crois). je la crois d’abord plus jeune qu’elle n’est (en fait elle est à peine moins âgée que Lucette). Nous nous appelons régulièrement pendant un mois. Avant même de l’avoir vue, je rêve de m’installer chez elle…A 800 kilomètres !
Je fais le voyage. Et au bout de 2 jours, nous parlons déjà de mariage ! J’ai passé 5 jours avec elle. Moi qui ne supporte pas les amis de Lucette, j’ai été heureux que mon nouvel amour organise presque chaque jour des repas avec ses voisins. Pourtant, au fond, je ne connais pas cette femme. Ce n’est pas l’amour fou comme avec Arlette. De la sympathie. Elle est calme, souriante, aimante, bien élevée. Et j’ai un tel désir d’oublier mes peines, mes problèmes financiers, mes agacements…de laisser derrière moi ma vie antérieure, de renaître dans une nouvelle peau.
« Plonger dans l’inconnu,
Pour trouver du nouveau », comme dit si bien Baudelaire.

Faire table rase !

50 ans

 

Ce dimanche c’est mon 50ème anniversaire et si je fais le bilan de ma vie, j’ai une sensation de vide, comme si une partie de moi était en hibernation.

La crise de la quarantaine que j’ai traversée a été dévastatrice, j’ai fait un sacré ménage dans ma vie et une belle grosse remise en question.

En effet, après avoir élevé mes deux enfants et chouchouté mon mari, je me suis rendu compte que je m’étais perdue au milieu de leur vie, de leurs attentes. Je dirai même que je me suis noyée dans leur nombril. Cela m’a pris des années pour claquer la porte de la maison, j’en ai été surprise moi-même. Je les ai laissés à la vie parfaite qu’il aurait eue sans moi.
Je les ai débarrassés de la sorcière des affaires qui trainent, de l’adjudant de l’emploi du temps et j’en passe.

Cela fait maintenant quelques années, huit pour être exact, que je me suis installée dans un petit nid douillet, pas trop grand, mais décoré à mon image. Un immense canapé écru trône dans le salon, sans aucune tâche de chocolat, où les coussins sont toujours à leur place. Un grand tapis couleur taupe, avec des très longs poils, sans aucune miette de biscuits ou de chips qui se cachent dedans. Aux murs, des tableaux d’arbres et de fleurs dans dans des couleurs pastels. Des bougies sont disposées partout et je m’offre chaque semaine un ou deux bouquets de fleurs, une vieille habitude de famille. Le frigo est toujours rempli et ce qui m’impressionne encore, c’est que tout reste à sa place.

Plus besoin de faire face au conflit après ma journée de bureau et j’apprécie le calme retrouvé de cet endroit. Vous devez me trouver extrêmement égoïste, mais je m’en fous. J’ai rempli ma part du contrat et j’ai souvent ce sentiment amer que certain n’ont pas accompli la leur. C’est une question de point du vue.

C’est l’âge où la plupart d’entre nous avons accompli notre rôle de mère et amené notre progéniture à leur fameuse indépendance. Après des années de travail, notre situation financière, nous permet enfin de nous offrir des plaisirs qu’on n’osait pas espérer à 20 ans et j’ai envie de rajouter que nous n’avons a plus rien à prouver à personne.

Bon, je vous l’avoue quand dans ma petite vie bien rangée il y a une ombre au tableau. La solitude du quotidien. Eh oui il me manque quelqu’un à aimer, avec qui partager. Même si je sors régulièrement et je passe la plupart de mon temps avec des collègues ou des amis, je m’ennuie un peu de retour dans mon cocon. Si je me suis autant battue pour retrouver la femme qui était en moi, c’est bien pour la partager avec quelqu’un.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Mes amies et moi sortons souvent, nous fréquentons des cercles d’activités différentes pour élargir notre réseau. Mais rien de rien à l’horizon, même pas une occasion manquée. Elles avaient décidé de trouver mon prince charmant, elles m’ont donc organisé des rendez-vous avec leurs amis célibataires, m’ont inscrite sur des sites de rencontre. Je me suis même retrouvée sur un bateau de croisière, un comble pour une personne qui a le mal de mer. J’ai d’ailleurs détesté tous ces rendez-vous arrangés.

Quand je disais qu’on n’avait plus rien à prouver à cinquante ans, je me suis peut être trompée sur ce point. Pourtant, depuis que j’ai quitté mon costume de mère, d’épouse, de femme de ménage et de cuisinière, je me soigne. J’ai retrouvé l’apparence et l’éclat, de la femme que j’étais. Certaines de mes rides on disparu, celles de la sorcière sûrement, mes traits se sont radoucis, ça c’est l’adjudant qui s’est en allé et j’ai perdu quelques kilos grâce au temps que j’ai retrouvé pour m’occuper de moi. Donc je ne suis pas encore à jeter.

Je sais que mes copines me préparent une fête d’anniversaire ce soir, ce n’est pas une surprise et je suis même contente de revoir tous mes amis lors de cette soirée. J’aurais juste voulu être accompagnée. Franchir ce cap qui est important pour moi. Un passage difficile dans la vie d’une femme.

Si je vais chercher au plus profond de moi, je crois que je n’ai jamais vraiment oublié Nathan. Après toutes ces années passées sans lui, je n’ose m’avouer que c’est lui le seul homme de ma vie, le père de mes enfants. Il a bien essayé de m’approcher et de discuter quelques fois, mais rien n’y a fait. Je me suis protégée en dressant de grands murs d’indifférence autour de moi. Tous ces mots n’ont fait que ricocher sur moi pour ne plus m’atteindre. J’ai ajouté à cela le silence pour ne plus souffrir ce qui, à la longue l’a découragé. Dans mes moments de lucidité, je sais que ce n’est pas lui en tant qu’homme que j’ai quitté, ni mes enfants mais c’est la femme qu’ils m’ont laissé devenir dont je voulais me débarrasser. Je crois qu’avec le temps, elle s’est en allée avec toute son amertume, sa colère et ses regrets.

Je fais encore un petit crochet par la salle de bain, dernières retouches de maquillage. En passant devant le miroir de l’entrée, j’observe ma silhouette et j’aime celle que je vois. Je me sens bien et heureuse.

Mes amies vont venir me chercher dans quelques minutes pour une superbe soirée en l’honneur de mes 50 printemps.

Quand la sonnerie retentit à la porte, c’est sans surprise que je l’ouvre en prenant mon sac et mon foulard au passage.

Soudain lorsque je lève les yeux, je me retrouve là, plantée comme une potiche, plus un mot ne sort de ma bouche et mon cœur bat la chamade. J’ai l’impression que mes jambes se dérobent, qu’elles ne veulent plus soutenir mon corps, je ressens des fourmillements dans le bas de mon ventre, vous savez tous ces petit maux qui s’en prennent à vous quand vous êtes en face de l’être aimé.

Nathan est là dans l’encadrement de la porte, du haut de ses un mètre quatre-vingt, avec un sourire aux lèvres, dans un magnifique costume en lin. Il a vieilli, il porte une barbe de quelques jours, ça lui va bien. A la main il a un bouquet de fleurs, des pivoines, mes préférées.

Il me tend son bras et m’emmène avec lui. Ce soir, je serai accompagnée.

 

 

 

 

Pierrot et Lucette sont assis sur des pliants de camping au bord de la route qui sinue en suivant le cours de l’Aubois.
Sur les berges de cette petite rivière Berrichonne, deux pêcheurs à la ligne somnolent allongés dans l’herbe. C’est la fin du mois de mai, les premières abeilles fredonnent en faisant des allers et venues sur les fleurs. Des martin-pêcheurs happent en un éclair bleu acier les éphémères dansant à la surface du cours d’eau. Le silence est à peine troublé par les vaches qui broutent dans le champ voisin.
Ces vaches attendent aussi.
Un voisin pêcheur allume une radio à transistors. Un petit air d’accordéon nostalgique s’envole et Bourvil qui se demande comment se nomme « ce petit bal perdu », sans arrêt, car il lui rappelle, dit la chansonnette, le bonheur au milieu des gravats juste après la guerre.
« Les vaches aussi s’appelaient ! »
Pierrot s’est rapproché de Lucette, il la serre contre lui.
Se souvient-elle de « notre petit bal perdu où l’on s’est connu, nous avons dansé sur cette chanson ».
« Nous nous sommes embrassés sur les quelques notes de guitare égrenées à la fin » se souvient Lucette émue.
Pierrot- « nous étions insouciants, on a bu dans le même verre ».
Et Lucette- « on a tourné, tourné, les yeux dans les yeux, comme dans la chanson ».
« Quelle importance le nom du bal perdu, la nuit fût merveilleuse, pleine de lumière, et c’était bien. »
Dans le poste de radio, l’accordéoniste replie le soufflet de son instrument.
Le silence attend.
Soudain, des hauts parleurs vocifèrent au loin une autre chanson à la mode : « Les jolies colonies de vacances, merci papa, merci maman … » La ritournelle arrive dans une camionnette bariolée, bientôt suivie par d’autres autos rutilantes, décorées de réclames pour du saucisson, de l’apéritif, des boyaux pour les vélos. Les voitures ralentissent, pour distribuer des casquettes, des fanions, et des bonbons multicolores, et aussi un peu de poussière.
Le silence de nouveau, puis Lucette crie. « Les voilà, regarde y’a Fouché, Giménez, Bond et Taylor sont devant… »
En trente secondes, le silence retombe sur la campagne.
Lucette a les joues comme une pomme d’amour, Pierrot rêvasse encore au petit bal perdu, à l’insouciance. Lucette prend Pierrot par la main. Après avoir replié les sièges bleu et rouge, elle lui claque une bise sur la joue. « T’es content mon Pierrot. » Pierrot sourit béatement et plonge ses yeux dans ceux de Lucette. Il la serre contre lui tendrement.

Une petite chanson trotte encore dans sa tête.