Le dimanche est un bon jour pour cela !


Dimanche, l’Autan Noir souffle. C’est un vent sec ; il court sur la terre, la déchire. Son chant fait grincer le bois et les ferrures d‘un cabanon ruiné. C’est un pays dur, aride, ingrat !
Dans ce paysage inhospitalier une pie-grièche juchée sur une branche d’acacia se déplace nerveusement vers ses proies épinglées sur une épine. Son œil à la pupille noire quitte un instant les insectes pour s’intéresser à une silhouette. Alertée, elle agite sa longue queue, lance un cri perçant et s’envole. Un homme vient d’apparaître et de s’assoir sur le muret de pierres sèches devant le cabanon ruiné.
La forme bouge à peine. Elle semble apprécier les alentours, attendre quelque chose ou quelqu’un. La forme relève la tête, elle écoute le chant plaintif des rares buissons que le vent agite. Elle hume l’air, narines épanouies.
La pie-grièche revient se poser sur un poteau de clôture proche du cabanon. Elle a cueilli deux odonates aux ailes transparentes, aux corps bleu acier. L’oiseau s’empresse de piquer ses proies sur les aiguillons acérées du fil de fer et de revenir observer la silhouette sur le muret de pierres sèches.
Elles sont deux maintenant. Une forme féminine a rejoint la silhouette et s’en est rapprochée. Le vent qui ébouriffe les plumes de l’oiseau lui rapporte des bribes de paroles. La Pie-grièche s’envole encore une fois, bat l’air de ses grandes ailes et choisit une touffe d’églantier pour se protéger du vent.

*

Une cité où l’accueil fait croire que l’on arrive sur une terre d’élection. Sa banlieue de maisons aux couleurs pastel surannées.
Issa et Nando se sont installés dans une maison de couleur grise avec une courte pelouse.
Issa est née dans ce pays, y a grandi et très vite a trouvé du travail. Elle chante de l’après-midi jusqu’à la nuit dans un cabaret proche de la maison. Nando se rend utile dans le voisinage. Il taille les haies, répare les clôtures, donne un coup de main ici et là, récoltant de quoi améliorer l’ordinaire. Devant la maison pas de palissade. Issa ne veut pas ; pas besoin de se claquemurer. Nando n’y voit rien à redire et la pelouse à raser lui suffit. Il utilise un outil silencieux pour le faire. Un manche avec un jeu de la lames aiguisées montées en spirales. Il fait aller et venir la machine dans l’herbe. Son plus grand plaisir, après, est de s’allonger sur le sol, de caresser l’herbe pour mesurer la qualité de la coupe. Cela lui rappelle la tonte des cheveux des soldats que l’on voit dans les films.
Le temps s’écoule. Issa chante à la Maison Pourpre. Du Neil Young, et des chants de la révolution mexicaine, la Chumascada, El desterrado, que sa grand-mère lui a appris. Nando tond, peint des barrières, plante des piquets. En début d’après-midi, Issa gagne le cabaret en fredonnant. L’air éparpille les notes égrenées.
Nando a dégotté une ancienne Mustang. Il aime sentir la puissance de son moteur quand chaque soir il va rejoindre Issa, l’attendre au fond du parking et regarder les derniers clients s’échapper du bar pour rejoindre les voitures en titubant pour certains. Leurs voix fortes résonnent. Le néon violet des lettres au-dessus de la porte s’éteint et plonge le parc dans l’encre de la nuit.

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Parfois, le V8 hoquète. Il ne veut plus rien entendre ! Issa doit rentrer seule par les rues désertes. Elle croise peut-être une voiture de police ou des vigiles sympas. Issa entre par le garage. Nando veille ou est assoupi les jambes croisées sur la courtepointe. Le matin comme un rituel immuable, sans éveiller Issa enroulée dans les draps, il va déguster une première tasse de café brûlant sur le pas de la porte entrouverte. Il laisse la vapeur et les arômes l’envelopper, attentif aux bruits et aux mouvements de la nature citadine.
Un matin comme les autres, mais pas tout à fait. Il n’a pu aller chercher Issa la veille et elle est rentrée seule. Il dormait, Issa était blottie contre lui quand il s’est réveillé. Le café fume dans le mug, mais Nando est absorbé par une chose au milieu de sa pelouse. D’où il est, la chose est rosée, un peu violacée, avec des stries noirâtres. Tout de suite, Nando pense à une chose sale, quelque chose de dégoutant jeté dans l’herbe. En quelques pas, il s’est approché. Il s’accroupit et hurle « C’est répugnant ».
Une oreille est blottie dans l’herbe. On ne voit pas si elle a été tranchée ou arrachée… Nando se lève d’un bon, fonce vers la maison, il lâche la tasse de café qu’il tient encore à la main. La boisson fait une tache sombre sur le gazon et le mug rebondit. Il franchit le seuil de la maison.
Issa en tenue légère se dresse et retient la porte. Elle lance « Eh, pourquoi tu cries comme ça ?»
Sans l’entendre, les yeux interdits, Nando saisit la tête d’Issa, il passe ses mains sous ses cheveux et entoure ses oreilles dessinant de ses doigts leurs contours. Surprise, Issa s’esclaffe. Elle s’interrompt, l’interroge du regard. Aucun son ne sort et malgré tout Nando recueille le souffle d’Issa.
Il la prend par la main, l’attire dehors sur la pelouse, la retient à l’instant où elle se penche pour saisir la chose. La chose, le morceau de chair, blottie dans l’herbe. Pieds nus dans l’herbe, elle pousse l’oreille du bout de son orteil. L’oreille est retournée et on voit un petit tatouage dans le creux. Un coquillage enroulé de couleur foncée gravé au centre de la conque.
Tout en fredonnant un air mystérieux, Issa retourne dans la maison dont elle ressort en tenant une fine étoffe blanche dans une main et une boite en fer au décor passé dans l’autre. Accroupie elle cueille l’oreille, la couche avec précaution sur le tissu fin et noue ses quatre coins délicatement. Le petit paquet trouve sa place dans la boite métallique.
« Elle ne pourra plus s’enfuir ! » murmure Issa, serrant son trésor contre sa poitrine. Elle rentre dans la maison en sautillant d’un pied sur l’autre tout en fredonnant une comptine d’enfant. « Ô Yemaya, c’est la déesse, ô Yemaya, elle te protègera… »

*
Le temps s’est arrêté et le soleil a inondé la pelouse !
Nando est resté un long moment assis sur ses talons, le dos contre le mur de la maison. Issa est partie en début d’après-midi. Elle a entonné « Old Man » de son chanteur préféré. Nando a fouillé la chambre à la recherche de la boîte en fer sans succès ! Le soir, il part chercher Issa au cabaret. Au retour ils demeurent silencieux tous les deux.

*

« Dimanche, nous irons enterrer la boite dans la campagne, ce sera idéal, ce sera un bon jour. Le dimanche est un bon jour pour cela !» profère Issa en scrutant les yeux de Nando. Il opine, donnant son accord. Il ne contredit jamais Issa !

 

*
Nando a creusé un trou d’une cinquantaine de centimètres et assez profond pour y enterrer une boite en fer décolorée contenant une oreille desséchée. Une fine poussière a poudré ses habits et un peu de sueur perle à son front.
Issa a revêtu une robe ocre d’or. Au bord de la petite tombe, elle serre la boite contre elle. D’un geste décidé elle dépose l’objet dedans, se relève, fouille dans un cornet en papier que lui tend Nando. Elle jette une poignée de Lunaires dans le trou. Les Monnaies tombent en pluie argentée et s’entrechoquent avec un bruissement de papier froissé.
Les reflets bigarrés attirent la pie-grièche. Elle a gagné un piquet d’observation proche du cabanon ruiné. Elle enferme dans son bec crochu, un gros coléoptère agonisant. Dans le vent mugissant, l’oiseau est nerveux, le bandeau noir de sa tête bouge en tous sens, sa longue queue s’agite frénétiquement.
Nando a rebouché le trou et écrase le sol de ses bottes dans une petite danse circulaire. Issa se tient immobile à quelques pas, les bras le long du corps.
La pie-grièche s’est rapprochée du couple silencieux qui s’est assis sur le mur de pierres sèches à demi effondré. Issa regarde Nando enveloppé de poussière dorée. Elle sourit et murmure : « Regarde l’oiseau là-bas, il nous épie. Tu crois qu’il va raconter ce qu’il a vu ? »
Nando chasse la poussière de ses vêtements et regarde à son tour l’oiseau perché sur un poteau voisin. Son plumage est châtain clair, la tête grise avec un curieux bandeau noir dans lequel brillent ses yeux sombres.
A cet instant la pie-grièche dresse ses grandes ailes, effectue un court vol stationnaire et part vers ce qui pourrait être une nouvelle aventure migratoire avec l’Autan Noir comme compagnon.

 

Récit de mon grand-père
Je suis repassée cet après-midi devant sa porte. Elle était entrouverte. Je me suis permis d’entrer après avoir heurté plusieurs fois très fort. Il a fini par se retourner. En m’apercevant , il a soupiré. De ses yeux las, il m’a fixé un moment avant de me dire de sa voix chevrotante: "Ah! C’est toi! Que veux-tu savoir que je ne t’aille pas déjà raconté? "
Et comme je m’y attendais, il a recommencé depuis le début.
« J’étais démuni, je n’arrivais plus à gérer ses crises qui devenaient de plus en plus sévères et fréquentes. J’avais mon travail. La vigne ne pouvait pas pousser toute seule. Et les gosses… Suzanne n’avait que 9 ans, Edith n’était qu’un bébé.Entre les deux il y avait Pierre et ta mère d’à peine 4 ans. Comment reprendre seul en main une éducation que ta grand-mère ne pouvait plus assumer. J’ai fini par céder quand on m’a incité à la conduire à la clinique. Ce n’est pas de gaité de coeur que je l’ai fait. Pour le bien des enfants, c’était le meilleur choix.
Je me souviens quand je l’ai laissée là-bas, quand le grand portail s’est refermé, elle ne s’est même pas retournée pour me faire un signe. Et moi, j’ai pleuré tout au long de l’allée et même dans le train qui me ramenait jusqu’à la maison. Cette maison qui, sans elle, n’a plus jamais ressemblé à celle que j’avais connu jusque là. Les enfants étaient impatients de me revoir. Comment leur expliquer pourquoi je rentrais seul. J’ai expliqué à Suzanne . Elle a beaucoup pleuré. Quand je lui ai dit que nous pourrions peut-être aller quelquefois ,le dimanche, à la clinique et qu’elle était assez grande pour s’occuper de ses frères et soeurs, elle s’est montrée raisonnable. Elle a tout de suite pris son rôle de petite maman très au sérieux. Les petits s’en sont bien accommodés.
J’ai gardé longtemps l’espoir que leur maman puisse guérir.
A chaque visite, c’était un déchirement. Les petits avaient beau lui témoigner toute la tendresse et l’affection possible, en vain. Son monde n’était plus le nôtre. Elle vivait de plus en plus dans sa bulle. »
Là ,mon grand-père s’est interrompu. Il m’a regardé de son air las. « Je sais, me dit-il, tu vas encore t énerver contre les institutions psychiatriques. Tu vas me dire qu’elles ne l’ont pas soignée comme il aurait fallu. On était en 1930!! On ne connaissait pas les traitements actuels. Arrête de te persuader que cela aurait pu être différent! Ta mère s’en est bien sortie! Quelle idée as-tu de toujours me rappeler tout ça?! J’ai envie de me reposer, là, maintenant! Baisse un peu le store, je vais faire une sieste.

Une longue promenade (récit à deux voix)

On avait tellement parlé de guerre. Elle a fini par arriver. Mon papa est parti et tout le monde pleurait. Mais finalement ce n'était pas aussi terrible que je l'avais imaginé. On s'est installé à la campagne comme si c'étaient les vacances (même si j'allais à l'école, une école un peu bizarre mais je vous en parlerai une autre fois.) Mon père venait souvent nous voir. A Paris,il dormait dans un wagon à la gare avec d'autres soldats. Il avait une moto et portait des messages. Une « estafette » ,ça s'appelle.
Il parait que la guerre, c'est à cause d'un homme particulièrement méchant. J'avais cru entendre qu'il s'appelait Itelère mais j'ai cherché son nom sur le calendrier, (j'ai 7 ans et je sais très bien lire) je n'ai trouvé que « Hilaire ». Alors j'avais peut-être mal entendu.
La vie à la campagne, c'était bien, on avait une poule, une lapine et de petits lapins. Aujourd'hui, il faut s'en aller car les soldats allemands vont arriver. Pourtant Maman ne veut pas partir.

Non, en 1940, je ne voulais pas partir, partir était une bêtise mais les gens du village ne comprenaient rien . Impossible de les convaincre. Je ne voulais pas rester seule. Trop dangereux pour une jeune femme de 35 ans avec ses deux petites filles.

Alors il a fallu tuer la poule. Heureusement les grandes personnes ont oublié notre lapine et je n'ai rien dit.
Il y a sur la place une charrette avec un cheval. Et tout le monde y a posé une valise . Maman a pris la poussette de quand on était petites, Elle a écrit à la craie un mot pour Papa et lui expliquer.

Oui, le bruit courait que les soldats quittaient aussi Paris et je pensais que mon mari, le motard de sa compagnie, trouverait peut-être le moyen d'aller nous voir, C'était souvent la débandade mais  pas avec les officiers de la Gare de Lyon, des anciens de la guerre de 14 qui voulaient se battre et qui ont tardé à quitter Paris.

Alors on est tous partis.On a marché toute la journée. Sur la route,il y avait beaucoup de gens comme nous. A pied et d'autres avec une voiture. Et des soldats. Maman voulait toujours trouver mon Papa.
Une fois, des avions nous ont lancé des petits papiers blancs. Comme quand il neige. Les grandes personnes les ont lus. La maîtresse de mon école n'était pas contente, elle ne voulait pas avoir un drapeau blanc. Je n'ai pas compris pourquoi.

Un monstre.

L’être était déjà là lorsque j’ai pénétré dans l’établissement connu pour servir une excellente bière brassée sur place. Après avoir commandé, je me suis installé devant une table face à un grand miroir. Et instantanément dans la glace, je l’ai remarqué dans le coin le plus reculé de la salle, le plus sombre. De ma place, je me suis demandé si Cela était un être vivant ou une représentation du bizarre. Je vis aussi que les clients avaient déserté les quatre tables proches, redoutant sans doute cette présence étrange et inquiétante.
Un chapeau noir comme en portent les israélites à larges bords et orné d’un ruban bleu foncé défraîchi, reposait sur sa tête. Un foulard brun entourait son crane à la manière des œufs de Pâque et cachait les oreilles. Une autre étoffe foncée masquait le bas de son visage. Un manteau toujours sombre de couleur enfermait ce que je voyais d’un corps maigre et sans doute longiligne. Deux mains gantées reposaient sur la table du bistrot, de part et d’autre d’une carafe aux reflets irisés et d’un verre remplit d’une liqueur opalescente. Je songeais à de l’anisette.
Dans les gants, les mains paraissaient d’une maigreur extrême. Je ne voyais pas le bas du corps de comment, dirai-je, de l’homme, de l’être, de la forme, de l’humanoïde, car je n’en voyais que très peu. Cela me troublait, me perturbait.