Table rase


En ce temps-là, ma vie traversait une zone de turbulences. J’avais perdu mon père et ma mère la même année. Ils avaient fait un testament en faveur de ma sœur comme le permettait la loi anglaise Du coup, celle-ci avait cessé de m’écrire, la logique n’étant pas son fort. De plus, je venais de prendre ma retraite et mes moyens financiers s’en trouvant affaiblis, j’avais du mal à m’acquitter de mes impôts calculés sur mes revenus antérieurs.

Et surtout j’avais définitivement rompu avec Arlette. Arlette ! Jamais femme ne m’a excité autant qu’elle : Son corps plantureux, ses seins volumineux et pourtant fermes semblaient me promettre des jouissances   que ma vie sexuelle pourtant tumultueuse ne m’avaient pas encore accordées. Mais Arlette de ce point de vue-là m’avait déçu. Mes rêves voluptueux et mes tentatives pour les réaliser s’étaient heurtés à son conformisme, sa passivité et son désir de respectabilité. Notre vie quotidienne était ponctuée de disputes et de ruptures suivies de réconciliations. J’en étais arrivée à la considérer comme bipolaire et sa réputation dans le voisinage et parmi les artisans me confirmait dans cette idée. Et puis,il faut l'avouer,Arlette ne supportait pas que j'aie une autre femme dans ma vie.


Encore aujourd’hui je ne sais pas pourquoi je n’ai pas voulu renoncer à Lucette quand je suis tombé amoureux d'Arlette.. Par scrupule ? Par reconnaissance ? A cause d’un reste de tendresse ? Parce qu’elle m’aimait et que je ne voulais pas la faire souffrir ? Pendant 20 ans d’un mariage désastreux, Lucette avait été ma consolation. Aimante et toujours là. Ne me demandant pas grand-chose. Un temps, j’avais aimé sa tendresse, sa douceur et son intelligence. Au lit, avant l’ouragan Arlette, ça s’était plutôt bien passé entre nous, ce qui ne m’empêchait pas de chercher ailleurs sans qu’elle s’en aperçoive. Je me rends compte seulement maintenant qu’avec elle, j’avais besoin de petites coquineries pour être satisfait car son corps ne m’inspirait pas particulièrement. J'ai pensé un moment à quitter Lucette. Mais il faut croire que J’ai eu le coeur trop tendre et ne suis pas totalement cynique. J’ai été touché par le désespoir de celle à qui j’avais peu de choses à reprocher. Et puis, cela ne me déplaisait pas d’avoir 2 femmes. J’étais fier de me sentir « iconoclaste ». Un de mes mots favoris .Ets j’ai toujours rêvé de faire l’amour avec deux femmes à la fois.(Vous vous doutez bien qu’Arlette n’a pas été d’accord !)


Une fois cette décision prise, je ne sais pour quelle raison, je me suis vengé de Lucette. J’ai été pour elle « celui qui cogne avec les mots. » Alors qu’elle ne me demandait rien, je voulais absolument lui faire comprendre ma préférence pour Arlette. « Tu ne peux rivaliser avec elle. Tu ne peux rivaliser avec une déesse. Tu n’as plus de cul, plus de sein, tu n’es plus rien ». Elle a sans doute plus d’une fois eu la tentation de fuir. Elle l’a décidé vraiment le jour où l’ayant invitée chez moi, j’ai reçu la visite inattendue d’Arlette. J’ai alors demandé à Lucette de partir. « Va t’en.Je veux la baiser » Il faut croire que nous avions tous perdu la tête. C’est Arlette qui a supplié sa rivale de me pardonner ! Et tout est rentré dans l’ordre. Enfin.si l’on veut.


Mais ne croyez pas que notre vie ait été un enfer. J’ai fait de jolis voyages avec Lucette. Avec le dépaysement, je laissais derrière moi ma vie ordinaire et j’étais heureux avec elle. Je continuais à m'intéresser aux manifestations ou aux fêtes qu’elle organisait.Au début, je le cachais à Arlette et elle a fini par accepter.

Le temps a passé.Cinq ou six ans. De rupture en réconciliation, j’ai définitivement perdu Arlette.Elle a trouvé un autre homme ("Un petit vieux sans intérêt" selon moi.) Elle m'avait d'ailleurs définitivement déçu. L’ai-je oubliée ? C’est ce que je me dis, en tous cas.


Alors pour la première fois depuis plus de 30ans, j’ai vécu seulement avec Lucette. J’avais mon appartement mais j’étais chez elle la plupart du temps. Et cette femme vieillie dont je n’avais jamais vraiment admiré le physique m’ennuyait au lit. Yvette m'avait imposé des tabous et j'avais perdu l'habitude de nos fantaisies d'autrefois. En ce domaine, je  ne lui demandais que le minimum et lui donnait beaucoup moins. Lucette en était sans doute frustrée mais elle gardait en mémoire mes paroles du temps d’Arlette,ces paroles qui la dévalorisaient, elle avait d'elle une image tellement dégradée qu’elle acceptait tout avec résignation et tristesse.


Depuis 30 ans, cette femme qui  avait souvent été seule cherchait un sens à sa vie en dehors de moi. Dans de multiples activités théâtrales, littéraires ou associatives. ême après ma rupture avec Arlette, Lucette n'a pas changé ses habitudes et je ne le supportais pas. Je détestais qu’elle ne soit pas là. « Tu es une femme d’extérieur », ce reproche avait remplacé : « tu ne peux rivaliser avec elle » ! Lorsqu’elle était là, je n’aimais pas la voir faire son ménage. Elle aimait parler, je détestais qu’elle bavarde chaque matin avec nos voisins. Elle aimait recevoir de la visite et je n'aimais pas ses copines. Elle était attachée à sa famille et  je refusais de voir sa famille. Sa pauvre famille, comme je répétais. Même son chat m’énervait. Et pourtant nous avions une vie tranquille. Nous avions peu d’activité en commun : Petite promenade, repas 3 fois par jour, télé à 18heures.Mais je m’efforçais d’être gentil. Je la conduisais en voiture à l’arrêt du bus quand elle partait. Je lui rendais quelques services. J’étais attentionné. Mais je rongeais mon frein et j’éclatais parfois le soir. Alors elle allait lire dans sa chambre et moi, je regardais Netflix jusqu’à 3heures du matin.


Parfois parmi mes longues soirées, je regardais mon ordinateur. J’avais toujours été inscrit à des sites de rencontre.
Et soudain un soir, un message  me touche : « Pourquoi avez-vous l’air triste sur cette photo ? » Une femme qui me parle de moi !
Je la contacte. C’est une gentille femme. Elle a une belle maison, pas de problème financier(du moins je le crois). je la crois d’abord plus jeune qu’elle n’est (en fait elle est à peine moins âgée que Lucette). Nous nous appelons régulièrement pendant un mois. Avant même de l’avoir vue, je rêve de m’installer chez elle…A 800 kilomètres !
Je fais le voyage. Et au bout de 2 jours, nous parlons déjà de mariage ! J’ai passé 5 jours avec elle. Moi qui ne supporte pas les amis de Lucette, j’ai été heureux que mon nouvel amour organise presque chaque jour des repas avec ses voisins. Pourtant, au fond, je ne connais pas cette femme. Ce n’est pas l’amour fou comme avec Arlette. De la sympathie. Elle est calme, souriante, aimante, bien élevée. Et j’ai un tel désir d’oublier mes peines, mes problèmes financiers, mes agacements…de laisser derrière moi ma vie antérieure, de renaître dans une nouvelle peau.
« Plonger dans l’inconnu,
Pour trouver du nouveau », comme dit si bien Baudelaire.

Faire table rase !