Version de la fille

Par cet après midi grisouille, la pluie bat les carreaux de la véranda, le vent fait ondoyer les branches du saule pleureur de la cour. Quelques vélos sont rangés sous l’auvent de l’appentis, ils ne feront certainement aucune sortie aujourd’hui, leurs propriétaires ne sont pas assez courageux pour affronter les intempéries.

Moi-même, j’ai annulé un rendez-vous peu important car enfourcher ma bicyclette ne me chantait guère. J’ai attrapé un vieil album de photos qui m’a plongée dans mes douloureux souvenirs d’enfance. Un cliché en particulier a ranimé une forte émotion. Je dois avoir 6 ans, je suis sur le épaules de mon papa, je me tiens fermement à son front et lui tient mes jambes. Je suis en toute sécurité sur mon grand « cheval » et pourtant ma maman me regarde, inquiète, les bras prêts à me rattraper. Il y a tout l’amour et la sécurité que m’offraient mes parents dans ces gestes. La photo a été prise par ma tante qui riait, tout en l’enviant, de l’inquiétude de ma mère, car elle, elle n’avait pas d’enfant. Souvenirs heureux et très lointains.

En effet, j’avais 7 ans lorsque mes parents étaient partis avec mon oncle et ma tante et un de leurs amis pour une course de montagne qu’ils faisaient chaque année presque à la même date et toujours dans le même lieu. D’après ce que l’on m’avait raconté, la course s’était fort bien passée, le temps avait été magnifique mais le retour a été dramatique et douloureux pour la suite de ma vie. Leur voiture a été emboutie par un camion dont les freins avaient lâché à l’entrée d’un virage. Lorsque ma nounou m’a annoncé avec tout le tact, la bonté et la douceur qui la caractérisaient, que seul mon père avait réchappé de ce terrible accident je me suis renfermée, repliée sur moi-même, ne pouvant pleurer que deux jours après le drame, celui où l’on m’a enfin autorisée à voir mon père à l’hôpital. Il était dans une demi-somnolence avec une blessure importante sur le front. Je n’ai pas pu l’embrasser, ce pansement et sa lividité me faisaient trop peur.

Lorsque que trois semaines plus tard il est sorti de l’hôpital, puis rentré à la maison, la vie n’a plus jamais été belle et sans soucis. Mon père ne se ressemblait plus, il était devenu taciturne, irritable et beaucoup moins câlin, je ne reconnaissais plus le père chaleureux qu’il avait été. Tous ces changements d’ambiance et de caractère ont été mis sur le compte du choc post traumatique. Lorsqu’il a repris les rênes de son usine, les ouvriers n’avaient, eux non plus, pas reconnu leur patron convivial et attentif à leurs problèmes de famille ou de santé. Il ne parlait que de rendement, de concurrence, de cadence et l’usine était toujours sous pression. Il était devenu un manager vénal se moquant du bien être de ceux qui travaillaient pour sa prospérité.

Il continuait à me dire qu’il m’aimait, que j’étais tout ce qui lui restait de sa belle vie d’avant l’accident qui lui avait enlevé la femme qu’il adorait presque jusqu’à l’idolâtrie. Il oubliait que cet accident m’avait enlevé ma mère et l’amour qu’elle me donnait. Aujourd’hui encore, si la peine et la tristesse se sont peu à peu effacées, j’en ai la nostalgie, un manque qui me restera jusqu’au bout de mes jours.

Tout cela s’est passé il y a 53 ans, je viens de fêter mon soixantième anniversaire et mon père vit ses derniers instants à la veille de ses 85 ans. Ce père que je n’avais plus vraiment reconnu m’a avoué son terrible secret. Un besoin de soulager sa conscience avant le grand départ, mais quel genre de conscience a-t-il eu tout au long de sa vie ?

La version du père

La chambre première classe de la clinique de la Ferrière est spacieuse, une grande baie vitrée ouvre sur un parc avec de grands arbres où s’ébattent une foule d’oiseaux aux chants différents et souvent mélodieux. Celui de la corneille me vrille les oreilles et je me demande pourquoi cet oiseau a été doté d’une voix si désagréable. Le soleil filtre à travers les branches, il fait chaud mais j’ai froid.

Je suis au bout de ma vie, la vieillesse emprisonne de plus en plus mon corps par des douleurs de toute sorte, mais je ne suis en rien sénile, mes pensées sont claires et les souvenirs me rongent. Je crois qu’il est temps d’être courageux une dernière fois, sinon une seule fois.

Dès qu’elle a pu prendre son indépendance parce qu’elle avait un bon emploi, ma fille a pris beaucoup de distance avec moi sans que j’en sois vraiment triste, cet éloignement me libérait, je n’avais plus besoin de jouer sans cesse la comédie que j’avais mis en scène au moment de l’accident.

A cette époque mon entreprise battait de l’aile, les commandes ne rentraient plus, j’avais des factures que je ne pouvais plus honorer, j’étais à deux doigts de la faillite et je n’en avais parlé à personne, trop honteux de mon échec. Malgré tout je menais un train de vie bien au-dessus de mes moyens. L’usine de mon frère jouissait d’une insolente réussite, ce dernier avait une femme qu’il adorait et était aimé en retour, sa petite fille de 7 ans avait toutes les qualités qu’on pouvait espérer chez une enfant y compris la beauté de sa mère. Mon épouse venait de m’annoncer qu’elle voulait retrouver sa liberté pour répondre aux avances d’un ami d’enfance qui, disait-elle, saurait mieux que moi l’écouter, la regarder, bref l’aimer mieux que je le faisais. J’étais dans un grand marasme lors de l’accident, je surnageais à peine, j’avais de l’eau jusqu’au menton.

Après le choc, en attendant les secours, je me suis rendu compte que j’étais le seul survivant. Mon frère jumeau avait déposé son porte-monnaie sur le tableau de bord après le dernier péage de l’autoroute. Dans un éclair, j’ai vu la possibilité de mettre fin à mes ennuis multiples. J’ai pris son porte-monnaie, mis le mien à la place et me suis évanoui de douleur.

On avait attendu que je me remette de l’accident pour procéder aux funérailles des membres de ma famille. J’ai su beaucoup pleuré. J’ai su déplorer la faillite de l’usine de mon frère et le chômage de ses ouvriers. J’ai su prendre sa place dans la sienne. Je n’ai pas vraiment su devenir un père pour ma nièce. Un des points de désaccord avec ma défunte épouse qui ne voulait plus de moi, était mon manque d’envie de procréer, je n’avais pas de temps pour la paternité. Alors, je crois que cette enfant sentait la supercherie quand elle me disait du haut de ses 8-10 ans : « Tu sais, moi aussi je suis triste et pourquoi je ne reconnais pas mon papa chéri ? Pourquoi tu ne m’aimes plus comme avant ? On dirait que tu ne sais plus les histoires que tu me racontais». Je tentais de la rassurer mais lorsqu’elle se faisait mal et venait vers moi pour soigner le « gros bobo », je ne savais pas la prendre dans mes bras, comme je l’avais vu faire par mon frère, je ne savais que lui donner des conseils pour que cela n’arrive plus. Son petit menton tremblait et elle me tournait le dos pour aller auprès de sa nounou. Je ratais toutes les occasions qui m’auraient permis d’établir un lien un peu chaleureux. Je sentais de plus en plus que cette usurpation me pesait mais je ne pouvais rien dire car je devais mener l’entreprise florissante de mon frère et ne pas répéter les erreurs qui m’avaient conduit à la faillite. Je pensais avoir réglé tous mes problèmes en échangeant mon portemonnaie contre celui de mon frère mais ce n’était pas le cas. J’avais un tempérament volage, j’aimais jouer au casino, ce que mon frère déplorait car il était plutôt sérieux et responsable. Reprendre son entreprise avait été chose aisée, endosser son caractère et ses habitudes, abandonner les miennes peu scrupuleuses était une lutte quotidienne. Je n’avais pas mesuré le poids d’un secret non partagé, ni la peur du faux pas.

Comme je voulais mourir en paix, je viens de tout raconter à ma nièce. Est-ce du courage ou une dernière lâcheté avant de quitter cette terre ? Je ne sais pas, mais cette fois j’ai tenté d’être un homme honnête. Humblement je lui ai demandé pardon pour tout ce que je n’avais pas su ou pu faire pour son confort affectif. La tête qu’elle m’a faite, le silence qu’elle a opposé à mes aveux, le recul de son corps... je sais que la paix ne sera pas au rendez-vous lors de mon ultime moment de vie.

La nièce.

Des sentiments de toute sorte remuent dans ma tête. De la colère, de la honte, de l’indifférence, du mépris. Mes sentiments de petite fille affleurent de nouveau. A l’adolescence j’avais abandonné tout espoir d’avoir des relations père-fille harmonieux et chaleureux. J’avais utilisé mon oncle comme un bancomat qui me donnait les moyens de faire les études dont je rêvais et je m’étais fait une vie confortable. Il faut maintenant que j’accepte ce deuil vieux de 53 ans. Quant à mon oncle, qu’il meure en paix s’il le peut !