La clef double de Saint-Pierre (Christian)

Une grande belle clef double dans une belle grande main.
La belle grande main appartient à Saint-Pierre bien-sûr. La clef est celle du Paradis. Cette clef double recouverte d’or fin dans la main de la statue de Saint-Pierre qui trône au centre d’un vestibule. La statue qui domine Jonah Clavi aujourd’hui. La très belle statue en marbre de Carrare est disposée sur un sol de mosaïque représentant lui aussi des clefs. Ces clefs alignées de différentes couleurs fabriquées en terre vernie brillent sous la faible lumière nocturne. Tous ces ors scintillants autour de lui donnent un peu le tournis à Jonah Clavi. Et il est là pour voler la clef double en or de Saint-Pierre dans ce Palais appartenant à un clavophile réputé, très au sud de Naples.

Dans la vallée d’Aoste, au pied du Mont Blanc existe un restaurant dans une vieille maison dont chaque pièce est une salle à manger. Ces pièces accueillent les convives. La cuisine, elle, est dans la cuisine de la vieille maison.
Dans chaque salle à manger, les murs sont ornés de clefs. Des objets de toutes tailles, de toutes formes, de toutes origines. Les passe-partout côtoient les clefs de Berne ou de Berlin, les clefs de châteaux et mêmes une clef de Monsieur Rossignol, serrurier de Louis XVI.

Jonah Clavi déjeunait souvent dans cette auberge. Cela le fascinait, toute cette collection de clefs. Mais il y avait des vides dans cette exposition magique. Le convive devint voleur de clefs pour enrichir ces murs. Il remplaça certaines clefs, combla des vides, échangea certaines pièces rares. Le propriétaire laissa faire cet adepte de Mercure, dieu des voleurs et des commerçants.
Jonah Clavi rechercha tous les lieux de clavophilie. Il devint de plus en plus téméraire. Au restaurant, des coffres étaient pleins de clefs inutiles. Les objets étaient changés régulièrement sur les murs. Un commis avait même été embauché pour cette fonction particulière.

Mais il manquait un fait d’arme prodigieux à Jonah Clavi. Les clefs du paradis lui apparurent en rêve comme son Graal. Durant deux années, il parcourut le pays, de librairies en bibliothèques. Il feuilleta une multitude de brochures. Il consulta beaucoup de livres. Il déchiffra aussi de vieux grimoires. Infatigable, il trouva enfin le lieu dissimulant l’objet de sa convoitise. Il fit fabriquer une sorte de petite châsse vitrée pour exposer l’illustre objet. Il donna rendez-vous une semaine plus tard au restaurateur qui se frottait déjà les mains.
Les curieux venaient maintenant du monde entier pour admirer la collection de clefs. Ils venaient aussi déguster la cuisine de ce musée anachronique qui était fameuse. L’une étant peut-être la conséquence de l’autre....

Dans la gare d’Atina, province de Lucanie, Jonah Clavi descendit du train. Il emprunta une bicyclette qui semblait abandonnée, gagna discrètement comme un flâneur les abords de la villa Sirys. Il attendit la nuit, escalada le mur, pénétra le palais vidé de ses visiteurs à cette heure. Seul un gardien nonchalant, selon ses renseignements, effectuait une légère surveillance nocturne.
Il parcourut la galerie menant au hall de Saint Pierre, en admirant les statues qui se dévoilaient sous la lumière de sa petite lampe. Le maître des lieux en avait collecté beaucoup au fil des années. La collection attirait de nombreux spécialistes et beaucoup de visiteurs.
Jonah Clavi parvint devant la statue et la clef double en or qu’il convoitait. Elle reposait juste dans la main, pas même fixée. Il enveloppa les trois kilos de métal précieux dans un vieux chiffon et fourra ce paquet dans son sac à dos fétiche qui l’accompagnait partout. Il jeta un coup d’œil vers la statue, lui fit un clin d’œil auquel le saint ne répondit pas.

Un peu étourdi par sa réussite, Jonah Clavi n’entendait aucunement les pas résonner sur la mosaïque. Les pas se transformèrent en cavalcade. Les carabiniers se saisirent de Jonah Clavi, le menottèrent. L’un des policiers ramassa la clef double tombée du sac. Il la replaça cérémonieusement dans la main ouverte de Saint-Pierre.
La statue regardait tout cela, de son socle de marbre, sans émotion, le regard figé, l’œil morne.

Qu’advint-il de Jonah Clavi ? Nul ne le sait !
Aucun journal ne fit état de ce cambriolage manqué à la Villa Sirys.

La petite vitrine du restaurant demeura à sa place, mais vide. Son histoire persiste, racontée par les patrons successifs de l’auberge.