L’homme à la salopette bleue fume enfin sa Gitane bien méritée. Il sait que la cigarette nuit à sa santé, il l’a encore lu dans son canard du matin, mais ça lui détend l’esprit. Il boit aussi à grande goulée sa bouteille de Vittel. Ca fait bien 2 heures que sous un soleil de plomb, il joue avec l’espace, les volumes, reculant souvent pour voir l’effet de son dernier coup de cisaille ou de sécateur.
* * *
Il a été mandaté par l’épouse octogénaire de feu son maître d’apprentissage pour mettre un peu d’ordre dans le jardin. Avec le temps, il s’est laissé aller à toutes les exubérances. Les branches s’entremêlent, les arbres n’ont plus assez d’espace pour être en valeur, les platebandes ont besoin d’une toilette et les buissons sont ébouriffés.
Parcourant le site courbée sur sa canne, la vieille dame a donné ses ordres, répétant ses phrases 2 ou 3 fois afin qu’il comprenne bien ou parce qu’elle le pense sourd, comme elle. Il est vrai que Maria refuse de porter un appareil auditif, peut-être par économie mais surtout parce que ça trahirait son âge. Comme s’il n’y a que ça pour montrer ses plus de 80 printemps.
Quand il donne les premiers coups de sécateur, elle lui tourne péniblement autour pour voir s’il fait les choses bien à son goût. Heureusement, la dame s’est bien vite fatiguée et après quelques hochements de têtes approbateurs, elle a regagné son fauteuil de jardin afin de tout surveiller de loin.
- Ouf enfin tranquille ! quand cette vieille bique me tourne autour, elle me stresse. Comme si je ne connaissais pas mon boulot…
- Tchak ! Tchak ! Tchak ! fait le sécateur.
- C’est ça, mémé, repose-toi. Ferme les yeux, le soleil t’éblouit !
- Tchak ! Tchak ! Tchak !
- Ça y est, elle roupille, je l’entends ronfloter. Ah ! elle est belle, la tête en arrière et la bouche ouverte.
Libéré du regard scrutateur l’homme a continué à tailler la haie, à élaguer les grands arbres, à remodeler les buissons, à nettoyer les platebandes en sifflotant sous la visière de son antique casquette. Il l’aimait bien cette casquette, il l’avait achetée lors de ses premières vacances avec sa femme. La traitresse l’avait quitté voici 3 ans pour un plus distingué, elle ne voulait plus de ce cul terreux.
* * *
Et maintenant campé au centre du jardin il admire son travail la cigarette dans une main et sa bouteille dans l’autre. Faisant un pas à droite, en arrière, s’accroupissant pour contrôler que les volumes sont bien respectés par rapport à la grosseur du tronc ou que tel massif ne fait pas d’ombre à telle platebande. Il secoue parfois la tête de satisfaction.
- La vieille peut se réveiller, elle sera contente, j’ai fait du bon boulot et j’ai gagné de quoi offrir à ma fille le repas érythréen qui lui fait tant envie.
N’entendant plus le cliquettement des outils, la patronne ouvre un œil, redresse la tête, ouvre l’autre œil. Elle sort péniblement de son fauteuil et comme une chouette tourne la tête de tous côtés. Elle se met à trembler, son visage change de couleur, ses narines se pincent, puis, dans le calme du jardin, elle explose :
- Mais qu’avez-vous donc fait ? quelle horreur avez-vous créé ? vous avez gâché la beauté du jardin si précieuse à mon époux !
L’homme est interloqué. Il a travaillé selon ses ordres, selon ce que son vieux maître lui avait appris et il déclenche les foudres du mécontentement. Les invectives de la vieille dame le blessent profondément, la cigarette qu’il oublie de fumer lui brûle les doigts. Il craint ne pas toucher son salaire, mais verte de colère, la dame sort de son corsage à fleurs son portemonnaie, lui tend la somme convenue en lui déclarant :
- Je vais vous évacuer de mon carnet d’adresses, je n’aurai plus besoin de vos services, adieu !
L’homme encaisse, doublement, rassemble ses outils et quitte les lieux.
- Bon débarras, ça va pas me manquer de ne plus venir ici. Je trouverai sans peine d’autres clients à satisfaire… ! Salut vieille sorcière ! bougonne l’homme en fermant le portail du jardin.
* * * * *
Le dimanche suivant l’ancêtre réunit toute sa petite famille pour un goûter dans le jardin. Le temps est un peu mitigé, instable, dirait météo Suisse quand elle ne peut rien affirmer. Et chacun de porter un regard admiratif alentours avec un sourire de contentement. Le fils ainé finit par lancer :
- Dis donc maman, ton jardin est magnifique, il faudra que tu me donnes les coordonnées de ton jardinier !
- Ah bon, tu le trouves beau, ce jardin pelé, taillé, tondu ? Depuis que j’ai vu ce gâchis, je ne dors plus la nuit, je pense à ce que dirait ton père en voyant ça !
- Mais maman, il n’a juste pas fait exactement comme papa faisait, et si tu veux mon avis, l’élève a dépassé le maître. C’est un grand artiste, ce jardinier !
La vieille dame ravale un grognement et tente de regarder son jardin avec un autre œil :
- Est-ce que je deviens vraiment une vieille baderne ? Bougonne-t-elle pour elle-