Euphémisme

Janine se souvient. Dans les années 60-70, elle travaillait dans une entreprise commerciale et, sur la porte du bureau qu’elle occupait avec quelques collègues, était inscrit « Service du personnel ». Les jours de payes, elle faisait des chèques pour les plus gros salaires et pour les apprentis et ce qu’on appelait alors « le petit personnel », elle préparait des enveloppes. Elle aimait bien ce terme « service du personnel ». Elle rendait un service, elle était au service des travailleurs. Ça avait un côté bienveillant. Elle n’a jamais eu à licencier un employé, c’était le directeur du personnel qui s’en chargeait. Pour elle, c’était la mort dans l’âme qu’elle préparait le dernier chèque ou la dernière enveloppe  de cette personne. Lui remettre ce dernier salaire lui fendait le cœur. Elle se demandait ce qu’allait devenir cette personne remerciée. Parfois cela perturbait son sommeil.

Trente ans plus tard, sa fille a suivi le même chemin qu’elle. Une formation qui ressemble à la sienne, informatique en plus et sténo en moins. Maude travaille dans une fabrique et sur sa porte est inscrit « RH ». C’est court comme dénomination et ça veut dire « ressources humaines ». Janine a été choquée par le mot « ressources ». L’humain est une ressource au même titre que l’eau, l’électricité, les finances, un matériel parmi les autres. Il est géré de la même manière, se dit Janine, est-ce qu’il est aussi un chiffre sur un tableau Excel ? Comme le nombre de mètres cube d’eau, les kilowatt/heure, le chiffre des entrées et celui des sorties ? Maude n’a pas l’air gênée par ce genre d’appellation. Pas gênée jusqu’à hier. Son chef lui a demandé de convoquer 15 personnes qu’emploie l’entreprise. Des jeunes, des moins jeunes, certains à deux ou trois ans de la retraite. En gros ils seront licenciés, remerciés, priés d’accepter un plan retraite avantageux, un poste dans une succursale alémanique ou de se débrouiller pour retrouver un autre emploi dans la même ville avec pour toute aide 3 mois de salaire avant de devoir s’inscrire au chômage.

Dire que son chef est courageux serait faux, lui il sait compter, planifier, gérer, ordonner, donc il charge Maude de trouver les mots pour annoncer ce qui sera un désastre dans la vie de ces personnes, elle le sait. Quinze personnes et leurs familles seront concernées par cette mauvaise nouvelle. C’est pour cette raison que Maude est venue voir sa mère, Janine, pour qu’elle l’aide à trouver les mots pour le leur dire. Devant une tasse de thé, assises dans la cuisine, elles cherchent et notent les idées qui leur passent par la tête. Entre autre, elles ont déjà écrit en vrac :

  • L’entreprise rencontre quelques difficultés
  • Nous avons perdu de gros clients
  • Une restructuration est indispensable dans notre entreprise
  • Nous ne sommes pas mécontents de votre travail, mais…
  • Votre productivité n’est pas mise en cause, mais…
  • Selon votre âge, continuer votre carrière ailleurs n’est pas inenvisageable
  • Nous connaissons votre courage et votre détermination pour ne pas être anéanti par notre décision de nous séparer de vos services qui nous ont été si précieux pendant de longues années.

Maude est perplexe, comment va-t-elle enrober tout ça ? Comment faire passer la pilule avec des mots qui ne blessent pas mais avec des mots qui donnent du courage. ? Comment être bienveillante et impitoyable en même temps, car il n’y aura pas d’autres alternatives, sur le tableau Excel c’est moins 15 personnes dans l’entreprise.

Janine pense que toutes ces phrases sont de l’enfumage ou du miel pour faire passer l’amertume de la décision des patrons. Heureusement qu’elle n’a jamais eu à faire ce genre de boulot. Il faut dire qu’à son époque « le plein emploi » n’était pas une utopie mais une réalité. Thatcher et Reagan n’avaient pas encore introduit leurs dogmes.  Elle espère aussi que sa fille va réussir l’exercice imposé par son chef car , elle le craint, si elle ne le réussit pas impeccablement, elle sera la victime d’une autre restructuration.

Quand l’homme et la femme deviennent des pions sur l’échiquier de l’emploi ils perdent leur dignité d’être humain. Leur motivation et leur enthousiasme sont en berne. Le big boss n’en a cure, il continue à compter, planifier, gérer, ordonner.

Le lendemain Maude est à son poste. Autour de la grande salle de réunion, les 15 personnes concernées arrivent, la mine sombre, les épaules lourdes. Elles savent bien qu’elles ne sont pas convoquées pour recevoir la médaille du mérite. Il y a longtemps que des bruits couraient. Chacun et chacune espéraient juste être épargnés.

Maude, moins tranquille que d^habitude, prend la parole :

  • Bonjour Mesdames et Messieurs. Comme vous l’avez certainement entendu l’entreprise rencontre quelques difficultés. Nous avons perdu de gros clients. Une restructuration est indispensable, et bla bla bla…

Est-ce que les 15 personnes entendent vraiment chaque mot de la suite du discours, certainement  pas. Chacun et chacune songent que la suite de leur vie ne va pas être un chemin bordé de fleurs multicolores.