La Damospa !

Alors que je marche d'un bon pas pour aller à l'Atelier d'Ecriture, je m'arrête avant de traverser le pont sur l'Arve : je contemple le flot gris laiteux, charriant des rameaux arrachés hier par le vent tempétueux ; ils se bloquent parfois contre les rives ou sur une colline subaquatique, provoquant des tourbillons, Le circuit des colverts et autres canards sédentaires s'en trouve compliqué mais ce parcours différent n'est pas pour leur déplaire, c'est un peu de fantaisie dans leurs déplacements routiniers...

Près de moi, une dame un peu rondelette s'est aussi accoudée au parapet et regarde, je suppose, le spectacle de l'eau.

Elle tourne la tête vers moi et je lui souris, tout en remarquant les deux sparadraps collés symétriquement à droite et à gauche de la partie supérieure de son front. Tandis que sa face reste impassible, mon attention est à nouveau attirée par le haut de son visage : en effet, les deux pansements sont en train de se soulever lentement en même temps que s'allongent, le soutenant, deux antennes rutilantes au bout desquelles brille une minuscule ampoule verte ! Je suis presque aveuglée par leur brillance et reste muette devant cette manifestation insolite... Serais-je l'objet d'un mauvais sort ?

Aveugle et muette momentanément... mais pas sourde : sans que l'inconnue ait ouvert la bouche, j'entends les mots suivants articulés et syncopés : « Voulez-vous - venir – visiter – mon – hydro-vaisseau ? ». Je me surprends moi-même en répondant avec vivacité : « Mais volontiers, ce sera avec grand plaisir ! »...Cette fois, je suis complètement déconnectée ou je deviens folle.

Par un effort de volonté, sans doute, ou une espèce de télécommande qui me reste invisible, la Damospa oriente une de ses tiges frontales vers le bas, vers la rivière glauque et... le fatras de branches, feuilles et autres déchets inconnus, se déploie lentement, s'entrouvrant pour laisser affleurer le dôme d'un... mini-sous-marin.

L'autre antenne s'est pointée vers mon front, semblant y fixer son extrémité comme un œil impérieux... Je suis vaincue d'avance et obtempère à l'ordre silencieux : je sens que je me soulève et vois qu'avec la Damospa, de conserve, nous descendons vers l'Arve.

Atterrissage en douceur sur le toit de l'hydro-vaisseau. Devant nos pieds s'ouvre une trappe qui nous engloutit sous l'œil attentif et surpris des divers volatiles assemblés autour de l'engin... ils sont sans doute impatients de raconter leur vision de cette aventure à leurs rejetons et amis de plumes occupés à barboter ailleurs.

L'intérieur du sous-marin est beaucoup plus spacieux que je ne l'imaginais. D'autres pseudo-humains pourvus de sparadraps frontaux sont assis sur des fauteuils confortables visiblement en état de repos ou de sommeil, certains ayant les yeux fermés. La Damospa oriente ses antennes vers ses congénères et sans qu'aucun mouvement ne s'esquisse sur ses lèvres, sa voix retentit à mes oreilles :

- Alors, debout – dans – le - tas, il – faut – se - réveiller ! La – bobette – a – bien – voulu – venir – avec – moi... Que – va – t – on – en – faire ?

Avant qu'ils aient pu réagir, j'ai eu le temps de sentir mon sang se glacer ; il me reste une brindille de jugeote pour évaluer ma situation et je l'exprime mentalement « plus catastrophique, tu meurs »... Je ne pense plus par moi-même mais je sens : mes pupilles se dilatent tandis que mes globes oculaires se contractent sous l'effet des images reçues par la rétine : trois êtres-aux-sparadraps hissent leurs antennes et laissent échapper un autoritaire :
- l'épreuve - de - la - danse...
- Déjà ? Se récrient les autres

Par une entente mystérieuse pour moi, certains « etrospa » se lèvent et se mettent à glisser, à des rythmes plus ou moins rapides, sur les lattes de bois du parquet provoquant ainsi des sons absolument envoûtants ; une musique irréelle s'égrène en touches perlées ou en longs sanglots frémissants. Leur performance s'achève, à mon grand regret, car je suis sous le charme. Ils retournent s'asseoir et m'enjoignent d'aller sur la piste :

- A- vous - Bobette – de – nous – montrer – ce – que - vous - savez - faire...
- Moi, moi... mais je ne sais pas faire ce genre de ... - de quoi, au fait ? –
- Tant - pis - allez-y ... c'est - un - ordre !

Il y a longtemps que j'ai perdu tout contrôle sur ma propre volonté ... Je tremble comme une feuille de ginkgo au vent d'automne et me voici, essayant de me déplacer en musique moi aussi sur les planches ( ?) cirées et dorées du parterre; je suis on ne peut plus maladroite, je me tords une cheville, je perds l'équilibre, je tombe et, comble de la honte, je n'arrive plus à me relever... L'assemblée me lance des sortes d'aboiements réprobateurs et je vois toutes les antennes se diriger vers le bas... Je me sens retournée dans le passé quand les spectateurs des arènes romaines indiquaient en mettant leur pouce vers le bas qu'il fallait mettre à mort le gladiateur, rétiaire ou autre combattant : vae victis !... Votre gladiatrice retrouve aussitôt la force de se mettre debout et recommence à se mouvoir avec plus d'équilibre ; les bruits musicaux sont différents d'un endroit à l'autre et agissent comme un ensorcellement ; j'ai maintenant envie de continuer ces pas de danse musicaux, de remplir mes oreilles de ces modulations, de me noyer dans ces ondes sonores extraordinaires. Mes évolutions deviennent souples et harmonieuses. Je décolle dans un entrechat suivi d'un long saut à la Nijinski... Tous les Etrospas sont debout et applaudissent de leurs antennes qui projettent des feux d'artifices aux cris de « Bo.bette - Bo.bette - Bo.bette...! C'est la gloire...

Pour rajuster mes mèches de cheveux emmêlées par la danse « échevelée », je lève les mains vers mon front et les retire aussitôt : sous mes doigts j'ai senti... des sparadraps ! Je ne peux vous en dire plus, je suis désormais des leurs ! ! !