Je l'ai acheté au Marché aux Puces mais il m'a fallu m'y rendre plusieurs fois avant de découvrir celui qui ferait l'affaire. Bien arrondi à l'arrière, les cavités nettement marquées, le profil intéressant, les dents alignées et encore belles comme pour un sourire « Colgate » - disait-on à l'époque -. Oui ce crâne de mort, loin de provoquer mon horreur ou ma répulsion, me plaisait : j'ai toujours eu envie d'en dessiner un, en en faisant ressortir les ombres et les lumières, les demi-teintes et, peut-être, la spiritualité qui lui est encore attachée.

Contente de mon acquisition, je suis rentrée chez moi et l'ai posée sur la table dans ma chambre... à la stupéfaction horrifiée de mes parents qui n'avaient jamais soupçonné les goûts morbides de leur fille !

Dès le lendemain, je sors une feuille de papier à dessin et commence une esquisse de l'ensemble de la tête... pas mal ! Les cavités oculaires ne sont pas assez larges mais faciles à corriger ; les dents représentent un travail plus minutieux : il me faudra les tracer une à une et rendre le brillant de l'émail par contraste puisque je n'utilise qu'un crayon noir. Je suis plutôt satisfaite de ce premier essai et le mets de côté dans le tiroir. Encore étudiante, j'ai mille autres choses à préparer, réviser, rédiger... je ne peux hélas consacrer tout mon temps à Kranion.

Ce soir-là, une fois couchée, il me semble qu'une lueur diffuse filtre à travers mes paupières : j'ouvre les yeux et vois dans la pénombre deux lueurs phosporescentes qui émanent des orbites profondes de K. Je referme les yeux, pensant à une hallucination passagère... mais il n'en est rien. Les fluorescences sont là ; j'ai beau imaginer qu'un reste de phosphore tapisse encore la paroi cranienne et donne cette impression de « regard », Kranion est bel et bien en train de me fixer. Je mords le drap pour ne pas crier et effrayer mes parents... Mais Bijou-le-chat a senti qu'un fait insolite se produisait dans l'appartement ; il rôde d'une pièce à l'autre et vient gratter furieusement à la porte de ma chambre en miaulant d'une façon étrange. Je ne lui ouvre pas ; son tapage réveille bientôt mes parents qui se lèvent et me demandent si tout va bien. « Oui, oui, j'ai eu un cauchemar et j'ai dû faire peur au chat ».... Ils le prennent avec eux et le rassurent avec de petits mots ridicules. Pour ma part je passe ensuite une nuit complètement insomniaque et ne m'endors que vers le matin - plus dur sera le réveil - ...quand le « regard » s'est éteint.

Dès que je me réveille, tard dans la matinée, je regarde autour de moi : tout est normal, Kranion est impassible. A peine levée, j'ouvre la porte de ma chambre et Bijou s'y engouffre, sautant sur mon bureau pour y flairer le crâne ; puis il feule haineusement, son poil est hérissé sur tout son corps qui ressemble à celui d'un porc-épic ; de ses griffes sorties il essaie de s'agripper au dessus du crâne sur lequel il n'a trouvé aucune prise ; il tremble encore de dépit et de colère quand, une heure plus tard, je pars enfin au Lycée.

En rentrant ce troisième jour, je décide de ne pas me laisser impressionner – avez-vous remarqué que c'est beaucoup plus facile de jour que de nuit ? – et de reprendre mon dessin. Quand je le sors du tiroir, surprise : le tracé des cavités oculaires est effacé.. Serait-ce un signe que K. m'envoie ? Voudrait-il me dire, par exemple, que durant sa vie il avait vivement souhaité libérer son regard, c'est-à-dire lâcher ses yeux en dehors de ses orbites pour une meilleure perception de ce qui l'entourait ? Voilà que je délire maintenant... où vais-je trouver des idées aussi saugrenues ?

Je lui parle : « Ecoute, Kranion, il ne faut pas te fâcher, j'ai seulement envie de te dessiner, c'est tout, d'accord ? ». Bien sûr, il ne répond pas, nous sommes en plein jour ; la nuit sied davantage à toutes ces manifestations para-normales. Je me remets à mon oeuvre et retraçe les orbites, puis les lignes des mâchoires... il semble que je doive faire un effort pour garder mon crayon sur la surface du papier, et quand je veux ranger mon dessin la feuille refuse d'entrer dans le tiroir... on sent une résistance. Je me dis que j'invente toutes ces manifestations mais je commence à ne plus être si sûre de moi.....

La nuit suivante, je m'endors dès que je touche mon lit, je suis exténuée. Hélas, je suis tirée de mon sommeil par deux rayons luminescents que Kranion dirige vers moi... je pense fugitivement qu'il s'agit peut-être du clair de lune se prélassant sur mon lit mais il n'en est rien : les deux rais partent très nettement des cavités oculaires de ce maudit crâne ; ils ne sont pas très puissants puisqu'ils n'atteignent pas mon visage, mais ils s'y efforcent et tout à coup je sens une brûlure sur la joue gauche. Je m'engouffre sous la couverture, paniquée, incapable de mettre deux idées ensemble, furieuse de mon achat ridicule et pourtant peu décidée à m'en débarrasser avant d'avoir fini mon dessin ! Ne suis-je pas devenue un zombie télécommandé par une puissance inconnue ? Pourquoi cet acharnement à vouloir dessiner cette tête désormais sans vie et qui, pourtant, manifeste des velléités d'action ?

Le nouveau jour a filtré au travers des rideaux et Kranion a éteint ses faisceaux inquiétants. Je sais d'avance que je vais trouver mon dessin à moitié effacé dans le tiroir... Mais je n'abandonne pas, je veux terminer ce dessin auquel je pense depuis plusieurs années... Cet entêtement viendrait-il non pas de ma volonté mais plutôt d'un sort que m'a jeté K. dès notre rencontre ? Comme je n'ai pas cours aujourd'hui après le petit-déjeûner je tire mon « œuvre » du tiroir et constate qu'effectivement..tout ce que j'ai esquissé hier est effacé... Kranion ne veut pas être reproduit, en tout cas pas par moi. Ne vous en déplaise, cher Kranion, je vais avancer mon chef d'œuvre et vous donner « bonne mine ».

J'oublie mon anxiété pour la nuit suivante et je dessine avec plaisir et application ; j'ai refait les parties effacées ; le crâne a progressé, j'ai estompé l'arrondi de la paroi occipitale, ombré les pariétales, et maintenant j'attaque les dents avec minutie : je les trouve très réussies, j'ai su leur donner du relief et du luisant grâce aux hachures courbes et aux blancs alternés... J'ai t e r m i n é.

Pour fêter cet accomplissement, je suis sortie le soir avec des amis. Nous avons ri, un peu bu, bien dansé et , de retour, j'aborde ma chambre sans appréhension. A la lumière de ma lampe de chevet, Kranion est impassible, comme le mort dont il n'est plus que la tête. J'éteins et peine à m'endormir malgré la journée et la soirée bien occupées. Puis le premier rêve m'emporte dans un univers « disco » agité, bruyant, plein de lumières jaillissantes, tournoyantes, éblouissantes... c'est sans doute les réminiscences de la boîte à danser, mais trop c'est trop, je n'en peux plus de toute cette cacophonie de sons et d'éclats lumineux... Les yeux ouverts maintenant, je découvre la réalité :

Kranion ricane, cancanne, cacarde, claquette, craquette, coasse et croasse dans des sons K..K..K.. ; si j'avais encore assez de sang-froid, je le trouverais très drôle sans doute; mais je suis au-delà de tout sens de l'humour :j'ai peur, peur de ses réactions que je ne peux pas contrôler. Non seulement il s'exprime bruyamment mais il dirige aussi ses rayons fluorescents qui tournent autour de la chambre, tournoyent sur eux-même, s'élèvent vers le plafond, dégringolent vers le sol... Par ailleurs, malgré le bruit qu'il fait, mes parents n'entendent rien, c'est donc que Kranion se manifeste seulement à moi... ou plutôt que je suis vraiment en train de devenir folle, souffrant d'hallucinations...

- Arrête, arrête, Kranion, je n'en peux plus et je ne pourrai jamais raconter ce qui s'est passé cette nuit parce que j'aurai perdu la raison. Aie pitié, Kranion ! ! !

- C'est toi qui l'as voulu, misérable vivante, résonne une voix gutturale. Pourquoi veux-tu absolument me reproduire ? Par pure vanité ? Parce que tu es bonne en dessin ? Parce que c'est devenu la mode ? J'ai vécu ma vie et maintenant j'ai besoin de ce qu'on appelle « le repos éternel », ça te dit quelque chose ? Ca te plairait de penser qu'après ta mort, ton crâne sera sur un stand du Marché aux Puces, exposé dans sa nudité et sa laideur ? As-tu pensé que pour me vendre, on m'a sorti de ma tombe, de mon cocon silencieux , de mon repos, de ma sérénité ?

- Non, non, (je murmure pour ne pas réveiller mes parents qui dorment toujours, inconscients du drame que leur fille traverse... par sa faute). Nous faisons tant de choses sans nous poser de questions tandis que toi, tu as tout le temps de les formuler ... et même d'y trouver des réponses !

- Alors, je veux que tu me reportes au Père Lachaise, c'est là qu'on m'a déterré, et je veux que tu m'y ré-enfouisse, à l'endroit que je t'indiquerai...

- Mais je ne pourrai jamais, je n'ai pas de force dans les bras...

- Tu as bien un petit ami, il pourra t'aider, cela vous fera une nuit psychédélique un peu spéciale, je vous dirai où sont les pelles.

- Dieu du ciel...

- Il n'a rien à voir là-dedans,; si on a tort, on répare, alors j'attends ta réponse ? Si dans trois minutes tu ne t'es pas décidée, je déclenche la « force extérieure » c'est à dire que non seulement tes parents vont m'entendre, mais tout l'immeuble ...

- D'accord, d'accord... je vais réparer le mal que je t'ai fait

Et me voici, toute tremblante, en sueur, incapable de faire la moindre chose juste du premier coup... J'appelle mon copain qui n'est pas très heureux d'être réveillé de cette façon. Il en profite évidemment pour m'accuser d'avoir trop bu et puis d'avoir flirté avec son meilleur copain .

J'attends qu'il se calme et lui demande de m'écouter :

- Ecoute, Paul, prends ta voiture et viens me chercher ; Kranion est dans tous ses états et va ameuter la maison si je ne le reporte pas au Père Lachaise...

- Non mais tu me prends pour un débile avec tes hallucinations ? Si tu n'avais pas trop bu... au point de te laisser embrasser par mon meilleur copain... tu ne serais pas en train de me sortir ces fadaises au milieu de la nuit !...

- Bon, bon, j'ai flirté d'accord, mais les manifestations de Kranion sont bien réelles et ATROCES : je dois absolument l'écouter et le remettre en terre... au cimetière.

- Mais les cimetières sont fermés la nuit...

- Bien, si tu ne veux pas m'aider, je vais appeler un taxi... Quant à toi, ce ne sera plus la peine que tu m'appelles.. Ciao.

Mon ami est venu avec la plus grande célérité. Nous quittons l'appartement en catimini, Kranion sous mon bras bien enveloppé dans une serviette. Dès que nous sommes arrivés devant la grille du Père Lachaise indiquée par K., ce dernier jaillit comme un diable et, flottant devant nous, nous montre le chemin jusqu'à la tombe profanée où je le pose : D'un rayon phosphorescent, il éclaire le chemin jusqu'à la remise où se trouvent les pelles. Paul en prend deux – il n'y a pas de raison que je ne creuse pas moi aussi, alors que je suis la seule responsable de cette nuit mouvementée.

Sans doute grâce aux forces surnaturelles de Kranion, nous réussissons à soulever la pierre tombale, puis nous pelletons, pelletons, pelletons, ne sentant plus la fraîcheur de la nuit, nous dépouillant de nos vêtements pour avoir moins chaud et être plus à l'aise..... Trois, quatre heures plus tard alors que l'aube tente de s'imposer à la nuit, nos pelles heurtent une matière compacte... du bois... C'est le cercueil... Avec difficulté et appréhension, nous enlevons le couvercle : il y a bien un squelette à l'intérieur... mais pas de crâne ! Je crois que c'est à ce moment-là que Paul commence à me croire et que, moi-même, je ressens, avec remords, toute la douleur et l'indignation de Kranion. Nous déposons doucement le crâne dans le prolongement du squelette, à sa place.... Ses mâchoires s'ouvrent légèrement dans un sourire rasséréné !

Encouragés par cette marque de reconnaissance, nous commençons alors à remettre la terre dans son emplacement primitif, c'est épuisant, presqu'inhumain : nous devons nous arrêter à chaque pelletée pour reprendre notre souffle ...

« Le gardien du Père Lachaise a découvert ce matin deux corps à demi-dénudés, inertes, affalés sur une pierre tombale, leurs vêtements épars retenus par deux grandes pelles... Emmenés à l'hôpital pour y être soignés et réchauffés, les jeunes gens, une fois remis de leur hypothermie, ont été incapables d'expliquer pourquoi ils se trouvaient là, ils semblaient frappés d'amnésie. Encore un événement insolite dans le célèbre cimetière ! »

Aga/23 - EM

Bonne réception. Eiane Je l'ai acheté au Marché aux Puces mais il m'a fallu m'y rendre plusieurs fois avant de découvrir celui qui ferait l'affaire. Bien arrondi à l'arrière, les cavités nettement marquées, le profil intéressant, les dents alignées et encore belles comme pour un sourire « Colgate » - disait-on à l'époque -. Oui ce crâne de mort, loin de provoquer mon horreur ou ma répulsion, me plaisait : j'ai toujours eu envie d'en dessiner un, en en faisant ressortir les ombres et les lumières, les demi-teintes et, peut-être, la spiritualité qui lui est encore attachée.

Contente de mon acquisition, je suis rentrée chez moi et l'ai posée sur la table dans ma chambre... à la stupéfaction horrifiée de mes parents qui n'avaient jamais soupçonné les goûts morbides de leur fille !

Dès le lendemain, je sors une feuille de papier à dessin et commence une esquisse de l'ensemble de la tête... pas mal ! Les cavités oculaires ne sont pas assez larges mais faciles à corriger ; les dents représentent un travail plus minutieux : il me faudra les tracer une à une et rendre le brillant de l'émail par contraste puisque je n'utilise qu'un crayon noir. Je suis plutôt satisfaite de ce premier essai et le mets de côté dans le tiroir. Encore étudiante, j'ai mille autres choses à préparer, réviser, rédiger... je ne peux hélas consacrer tout mon temps à Kranion.

Ce soir-là, une fois couchée, il me semble qu'une lueur diffuse filtre à travers mes paupières : j'ouvre les yeux et vois dans la pénombre deux lueurs phosporescentes qui émanent des orbites profondes de K. Je referme les yeux, pensant à une hallucination passagère... mais il n'en est rien. Les fluorescences sont là ; j'ai beau imaginer qu'un reste de phosphore tapisse encore la paroi cranienne et donne cette impression de « regard », Kranion est bel et bien en train de me fixer. Je mords le drap pour ne pas crier et effrayer mes parents... Mais Bijou-le-chat a senti qu'un fait insolite se produisait dans l'appartement ; il rôde d'une pièce à l'autre et vient gratter furieusement à la porte de ma chambre en miaulant d'une façon étrange. Je ne lui ouvre pas ; son tapage réveille bientôt mes parents qui se lèvent et me demandent si tout va bien. « Oui, oui, j'ai eu un cauchemar et j'ai dû faire peur au chat ».... Ils le prennent avec eux et le rassurent avec de petits mots ridicules. Pour ma part je passe ensuite une nuit complètement insomniaque et ne m'endors que vers le matin - plus dur sera le réveil - ...quand le « regard » s'est éteint.

Dès que je me réveille, tard dans la matinée, je regarde autour de moi : tout est normal, Kranion est impassible. A peine levée, j'ouvre la porte de ma chambre et Bijou s'y engouffre, sautant sur mon bureau pour y flairer le crâne ; puis il feule haineusement, son poil est hérissé sur tout son corps qui ressemble à celui d'un porc-épic ; de ses griffes sorties il essaie de s'agripper au dessus du crâne sur lequel il n'a trouvé aucune prise ; il tremble encore de dépit et de colère quand, une heure plus tard, je pars enfin au Lycée.

En rentrant ce troisième jour, je décide de ne pas me laisser impressionner – avez-vous remarqué que c'est beaucoup plus facile de jour que de nuit ? – et de reprendre mon dessin. Quand je le sors du tiroir, surprise : le tracé des cavités oculaires est effacé.. Serait-ce un signe que K. m'envoie ? Voudrait-il me dire, par exemple, que durant sa vie il avait vivement souhaité libérer son regard, c'est-à-dire lâcher ses yeux en dehors de ses orbites pour une meilleure perception de ce qui l'entourait ? Voilà que je délire maintenant... où vais-je trouver des idées aussi saugrenues ?

Je lui parle : « Ecoute, Kranion, il ne faut pas te fâcher, j'ai seulement envie de te dessiner, c'est tout, d'accord ? ». Bien sûr, il ne répond pas, nous sommes en plein jour ; la nuit sied davantage à toutes ces manifestations para-normales. Je me remets à mon oeuvre et retraçe les orbites, puis les lignes des mâchoires... il semble que je doive faire un effort pour garder mon crayon sur la surface du papier, et quand je veux ranger mon dessin la feuille refuse d'entrer dans le tiroir... on sent une résistance. Je me dis que j'invente toutes ces manifestations mais je commence à ne plus être si sûre de moi.....

La nuit suivante, je m'endors dès que je touche mon lit, je suis exténuée. Hélas, je suis tirée de mon sommeil par deux rayons luminescents que Kranion dirige vers moi... je pense fugitivement qu'il s'agit peut-être du clair de lune se prélassant sur mon lit mais il n'en est rien : les deux rais partent très nettement des cavités oculaires de ce maudit crâne ; ils ne sont pas très puissants puisqu'ils n'atteignent pas mon visage, mais ils s'y efforcent et tout à coup je sens une brûlure sur la joue gauche. Je m'engouffre sous la couverture, paniquée, incapable de mettre deux idées ensemble, furieuse de mon achat ridicule et pourtant peu décidée à m'en débarrasser avant d'avoir fini mon dessin ! Ne suis-je pas devenue un zombie télécommandé par une puissance inconnue ? Pourquoi cet acharnement à vouloir dessiner cette tête désormais sans vie et qui, pourtant, manifeste des velléités d'action ?

Le nouveau jour a filtré au travers des rideaux et Kranion a éteint ses faisceaux inquiétants. Je sais d'avance que je vais trouver mon dessin à moitié effacé dans le tiroir... Mais je n'abandonne pas, je veux terminer ce dessin auquel je pense depuis plusieurs années... Cet entêtement viendrait-il non pas de ma volonté mais plutôt d'un sort que m'a jeté K. dès notre rencontre ? Comme je n'ai pas cours aujourd'hui après le petit-déjeûner je tire mon « œuvre » du tiroir et constate qu'effectivement..tout ce que j'ai esquissé hier est effacé... Kranion ne veut pas être reproduit, en tout cas pas par moi. Ne vous en déplaise, cher Kranion, je vais avancer mon chef d'œuvre et vous donner « bonne mine ».

J'oublie mon anxiété pour la nuit suivante et je dessine avec plaisir et application ; j'ai refait les parties effacées ; le crâne a progressé, j'ai estompé l'arrondi de la paroi occipitale, ombré les pariétales, et maintenant j'attaque les dents avec minutie : je les trouve très réussies, j'ai su leur donner du relief et du luisant grâce aux hachures courbes et aux blancs alternés... J'ai t e r m i n é.

Pour fêter cet accomplissement, je suis sortie le soir avec des amis. Nous avons ri, un peu bu, bien dansé et , de retour, j'aborde ma chambre sans appréhension. A la lumière de ma lampe de chevet, Kranion est impassible, comme le mort dont il n'est plus que la tête. J'éteins et peine à m'endormir malgré la journée et la soirée bien occupées. Puis le premier rêve m'emporte dans un univers « disco » agité, bruyant, plein de lumières jaillissantes, tournoyantes, éblouissantes... c'est sans doute les réminiscences de la boîte à danser, mais trop c'est trop, je n'en peux plus de toute cette cacophonie de sons et d'éclats lumineux... Les yeux ouverts maintenant, je découvre la réalité :

Kranion ricane, cancanne, cacarde, claquette, craquette, coasse et croasse dans des sons K..K..K.. ; si j'avais encore assez de sang-froid, je le trouverais très drôle sans doute; mais je suis au-delà de tout sens de l'humour :j'ai peur, peur de ses réactions que je ne peux pas contrôler. Non seulement il s'exprime bruyamment mais il dirige aussi ses rayons fluorescents qui tournent autour de la chambre, tournoyent sur eux-même, s'élèvent vers le plafond, dégringolent vers le sol... Par ailleurs, malgré le bruit qu'il fait, mes parents n'entendent rien, c'est donc que Kranion se manifeste seulement à moi... ou plutôt que je suis vraiment en train de devenir folle, souffrant d'hallucinations...

- Arrête, arrête, Kranion, je n'en peux plus et je ne pourrai jamais raconter ce qui s'est passé cette nuit parce que j'aurai perdu la raison. Aie pitié, Kranion ! ! !

- C'est toi qui l'as voulu, misérable vivante, résonne une voix gutturale. Pourquoi veux-tu absolument me reproduire ? Par pure vanité ? Parce que tu es bonne en dessin ? Parce que c'est devenu la mode ? J'ai vécu ma vie et maintenant j'ai besoin de ce qu'on appelle « le repos éternel », ça te dit quelque chose ? Ca te plairait de penser qu'après ta mort, ton crâne sera sur un stand du Marché aux Puces, exposé dans sa nudité et sa laideur ? As-tu pensé que pour me vendre, on m'a sorti de ma tombe, de mon cocon silencieux , de mon repos, de ma sérénité ?

- Non, non, (je murmure pour ne pas réveiller mes parents qui dorment toujours, inconscients du drame que leur fille traverse... par sa faute). Nous faisons tant de choses sans nous poser de questions tandis que toi, tu as tout le temps de les formuler ... et même d'y trouver des réponses !

- Alors, je veux que tu me reportes au Père Lachaise, c'est là qu'on m'a déterré, et je veux que tu m'y ré-enfouisse, à l'endroit que je t'indiquerai...

- Mais je ne pourrai jamais, je n'ai pas de force dans les bras...

- Tu as bien un petit ami, il pourra t'aider, cela vous fera une nuit psychédélique un peu spéciale, je vous dirai où sont les pelles.

- Dieu du ciel...

- Il n'a rien à voir là-dedans,; si on a tort, on répare, alors j'attends ta réponse ? Si dans trois minutes tu ne t'es pas décidée, je déclenche la « force extérieure » c'est à dire que non seulement tes parents vont m'entendre, mais tout l'immeuble ...

- D'accord, d'accord... je vais réparer le mal que je t'ai fait

Et me voici, toute tremblante, en sueur, incapable de faire la moindre chose juste du premier coup... J'appelle mon copain qui n'est pas très heureux d'être réveillé de cette façon. Il en profite évidemment pour m'accuser d'avoir trop bu et puis d'avoir flirté avec son meilleur copain .

J'attends qu'il se calme et lui demande de m'écouter :

- Ecoute, Paul, prends ta voiture et viens me chercher ; Kranion est dans tous ses états et va ameuter la maison si je ne le reporte pas au Père Lachaise...

- Non mais tu me prends pour un débile avec tes hallucinations ? Si tu n'avais pas trop bu... au point de te laisser embrasser par mon meilleur copain... tu ne serais pas en train de me sortir ces fadaises au milieu de la nuit !...

- Bon, bon, j'ai flirté d'accord, mais les manifestations de Kranion sont bien réelles et ATROCES : je dois absolument l'écouter et le remettre en terre... au cimetière.

- Mais les cimetières sont fermés la nuit...

- Bien, si tu ne veux pas m'aider, je vais appeler un taxi... Quant à toi, ce ne sera plus la peine que tu m'appelles.. Ciao.

Mon ami est venu avec la plus grande célérité. Nous quittons l'appartement en catimini, Kranion sous mon bras bien enveloppé dans une serviette. Dès que nous sommes arrivés devant la grille du Père Lachaise indiquée par K., ce dernier jaillit comme un diable et, flottant devant nous, nous montre le chemin jusqu'à la tombe profanée où je le pose : D'un rayon phosphorescent, il éclaire le chemin jusqu'à la remise où se trouvent les pelles. Paul en prend deux – il n'y a pas de raison que je ne creuse pas moi aussi, alors que je suis la seule responsable de cette nuit mouvementée.

Sans doute grâce aux forces surnaturelles de Kranion, nous réussissons à soulever la pierre tombale, puis nous pelletons, pelletons, pelletons, ne sentant plus la fraîcheur de la nuit, nous dépouillant de nos vêtements pour avoir moins chaud et être plus à l'aise..... Trois, quatre heures plus tard alors que l'aube tente de s'imposer à la nuit, nos pelles heurtent une matière compacte... du bois... C'est le cercueil... Avec difficulté et appréhension, nous enlevons le couvercle : il y a bien un squelette à l'intérieur... mais pas de crâne ! Je crois que c'est à ce moment-là que Paul commence à me croire et que, moi-même, je ressens, avec remords, toute la douleur et l'indignation de Kranion. Nous déposons doucement le crâne dans le prolongement du squelette, à sa place.... Ses mâchoires s'ouvrent légèrement dans un sourire rasséréné !

Encouragés par cette marque de reconnaissance, nous commençons alors à remettre la terre dans son emplacement primitif, c'est épuisant, presqu'inhumain : nous devons nous arrêter à chaque pelletée pour reprendre notre souffle ...

« Le gardien du Père Lachaise a découvert ce matin deux corps à demi-dénudés, inertes, affalés sur une pierre tombale, leurs vêtements épars retenus par deux grandes pelles... Emmenés à l'hôpital pour y être soignés et réchauffés, les jeunes gens, une fois remis de leur hypothermie, ont été incapables d'expliquer pourquoi ils se trouvaient là, ils semblaient frappés d'amnésie. Encore un événement insolite dans le célèbre cimetière ! »

Aga/23 - EM

Bonne réception. Eiane