Une longue promenade (récit à deux voix)

On avait tellement parlé de guerre. Elle a fini par arriver. Mon papa est parti et tout le monde pleurait. Mais finalement ce n'était pas aussi terrible que je l'avais imaginé. On s'est installé à la campagne comme si c'étaient les vacances (même si j'allais à l'école, une école un peu bizarre mais je vous en parlerai une autre fois.) Mon père venait souvent nous voir. A Paris,il dormait dans un wagon à la gare avec d'autres soldats. Il avait une moto et portait des messages. Une « estafette » ,ça s'appelle.
Il parait que la guerre, c'est à cause d'un homme particulièrement méchant. J'avais cru entendre qu'il s'appelait Itelère mais j'ai cherché son nom sur le calendrier, (j'ai 7 ans et je sais très bien lire) je n'ai trouvé que « Hilaire ». Alors j'avais peut-être mal entendu.
La vie à la campagne, c'était bien, on avait une poule, une lapine et de petits lapins. Aujourd'hui, il faut s'en aller car les soldats allemands vont arriver. Pourtant Maman ne veut pas partir.

Non, en 1940, je ne voulais pas partir, partir était une bêtise mais les gens du village ne comprenaient rien . Impossible de les convaincre. Je ne voulais pas rester seule. Trop dangereux pour une jeune femme de 35 ans avec ses deux petites filles.

Alors il a fallu tuer la poule. Heureusement les grandes personnes ont oublié notre lapine et je n'ai rien dit.
Il y a sur la place une charrette avec un cheval. Et tout le monde y a posé une valise . Maman a pris la poussette de quand on était petites, Elle a écrit à la craie un mot pour Papa et lui expliquer.

Oui, le bruit courait que les soldats quittaient aussi Paris et je pensais que mon mari, le motard de sa compagnie, trouverait peut-être le moyen d'aller nous voir, C'était souvent la débandade mais  pas avec les officiers de la Gare de Lyon, des anciens de la guerre de 14 qui voulaient se battre et qui ont tardé à quitter Paris.

Alors on est tous partis.On a marché toute la journée. Sur la route,il y avait beaucoup de gens comme nous. A pied et d'autres avec une voiture. Et des soldats. Maman voulait toujours trouver mon Papa.
Une fois, des avions nous ont lancé des petits papiers blancs. Comme quand il neige. Les grandes personnes les ont lus. La maîtresse de mon école n'était pas contente, elle ne voulait pas avoir un drapeau blanc. Je n'ai pas compris pourquoi.

Ces papiers nous conseillaient de ne pas partir. « Vous êtres encerclés, disaient-ils » C'était vrai. On l'a su plus tard. Bérengère a accusé la 5e colonne.

A midi, on s'est arrêté pour déjeuner. On a mangé un peu de poulet. C'était bon mais pas assez pour moi. Après j'ai su que j'avais mangé notre poule.
Plus tard, en chemin, des avions sont revenus. Ils volaient très bas et c'était comme le tonnerre. Les gens du groupe ont eu peur. Et puis ils se sont rassurés. Et tout à coup, on nous est allé dans les bois et on nous a dit de nous coucher par terre. C'était agréable de se coucher sur la mousse et tout autour de nous, il y avait un grand soleil et des oiseaux. Il parait que les avions nous « mitraillaient », un mot que j'ai appris.

On avait entendu le bruit des bombardiers puis on avait reconnu le drapeau italien . On ne savait pas que l'Italie venait d'entrer en guerre. Et puis on a entendu le bruit des mitrailleuses. Heureusement c'est tombé plus loin et sur la route.

Le soir on était dans une grange pleine de monde. On a dormi sur la paille, C'était bien. Et le lendemain j'ai « gobé » un œuf. Cela veut dire qu'il était cru ! A Paris, on ne peut pas. Les œufs ne sont pas assez frais.

Une nuit terrible ! Impossible de dormir. Le toit de la grange, par endroits à ciel ouvert. Et un type a passé la nuit à projeter sa lampe électrique vers le ciel sur les avions qui ne cessaient de survoler l'endroit. Et les gens le menaçaient : On va te casser la gueule. En fait, ce devait un homme de la 5e colonne qui signalait que nous étions des civils et qui donc nous protégeait.

Pendant que je «gobais » mon œuf  et que je buvais du lait venant d'une vache, un peu tiède, les grandes personnes avaient installé des matelas sur la charrette.Pour que les enfants soient bien installés. On m'a fait monter avec les autres. Et on a repris le chemin. On était secoué. C'était ... « chaotique » . Et tout à coup, j'ai pensé au film qu'on avait vu à l'école, les Misérables, une charrette qui se retourne et un Monsieur très fort qui s'appelle Monsieur Madeleine la redresse. Mais je me suis dit : notre charrette va aussi se retourner ! Pas de Monsieur Madeleine. Et puis même s'il y avait eu quelqu'un qui redresse la charrette, nous aurions été écrasés par les valises entassées. Alors j'ai crié que je voulais descendre.Tellement crié qu'on a dû me faire redescendre et que j'ai fait le chemin à pied.

Ma fille Dédette a toujours eu trop d'imagination.Elle voit des dangers imaginaires et ne voit pas le danger réel. Danièle, sa petite sœur et les autres se trouvaient bien, mais pas elle ! Moi j'ai bien essayé de la prendre parfois dans la poussette. Mais c'était dur pour moi aussi. Elle a beaucoup marché. Le soir, quand on s'est arrêté, elle avait les cuisses écorchées.

On a marché longtemps. J'avais la garde d'une serviette en cuir avec les tablettes de chocolat de réserve. Pas trop lourde . Elle sentait bon le chocolat. Le soir, la maîtresse et Maman ont beaucoup discuté avec les autres. Elles voulaient rester là, les autres n'étaient pas d'accord, les Le Roux voulaient même aller en Bretagne. C'est très loin.
La maîtresse et Maman sont parties et quand elles sont revenues, on s'est tous installés dans une petite maisonnette.
On a bien dormi. Le matin on a cueilli des fraises dans le jardin. Sauf Poupy,le fils de la maîtresse, Les fraises lui donnent des boutons.C'était son anniversaire. Il répétait sans arrêt: « Je m'appelle pas André-Robert, je m'appelle 4 ans ! » Bon, il faut comprendre, il est petit.

Bérengère et moi, on a compris qu'on ne pouvait plus continuer .Et ces idiots de Le Roux qui voulaient aller en Bretagne ! A pied ! Ah! Ces Bretons, toujours les mêmes !
Nous étions contentes que le maire des Granges-Le-Roi nous donne cette maison. (les propriétaires avaient fui eux aussi plus loin.)
Mais la nuit a été plus horrible que celle d'avant. Toute la nuit, nous entendions, non loin de nous, quelques militaires autour d'un canon. Un officier qui criait: « Un! Deux! Trois !Partez !» Et deux fois sur trois, le coup ne partait pas. Au matin, on a eu un grand silence.Et les Allemands sont arrivés.

Et tout à coup, on a entendu les haut-parleurs. On nous a dit qu'il fallait sortir du jardin et se tenir devant la grille. Pour voir défiler les Allemands. Ils avaient de belles bottes brillantes. C'était impressionnant. Ils ont défilé longtemps.On nous a dit de ne pas bouger. C'était long ! Et puis ça s'est terminé et on a compris qu'on allait rentrer chez nous, à Girouard.

Pendant le défilé, les soldats marchaient au pas et tenaient tous un revolver en notre direction. J'avais peur qu'un enfant fasse un mouvement et qu'ils tirent.

Alors on a retrouvé la charrette et on est reparti. On a marché aussi toute la nuit. Maman m'a beaucoup prise dans la poussette. Le ciel était plein d'étoiles. C'était beau. Quelqu'un a crié : « Une étoile filante.»Trop tard ! Je ne l'ai pas vue... J''ai regretté. On a rencontré d'autres groupes. Des gens trop fatigués étaient assis sur le bord de la route. Il parait qu'il y avait aussi des morts. Je ne les ai pas vus. J'ai regretté aussi.

Nous avions tellement envie de retourner chez nous que nous avons marché sans nous arrêter et nous avons refait dans la journée le chemin des deux journées de l'aller. A la fin, j'ai pris Dédette dans la poussette. On a aperçu des scènes terribles. Des parents autour de leur fils adolescent tellement épuisé que j'ai cru qu'il allait mourir.
Quand nous sommes arrivés, des bouchons de champagne traînaient sur la table, il y avait un trou au plafond, un trou de balle ! Les soldats allemands avaient dû passer chez nous et festoyer et  même dormir puisque le lit était fait ! Nous étions tellement fatigués que nous avons dormi dans les draps des Allemands,
Le lendemain matin, je me suis aperçue que ma mallette de toilette en beau cuir ( avec des objets en argent) avait disparu. Beaucoup d'autres choses aussi. Par exemple les cerises à l'eau-de-vie de ma belle sœur, qui n'avait pas bougé de Paris et a eu le toupet de me le reprocher!
Mon mari a été pris par les Allemands. J'ai attendu presque cinq ans pour le revoir.

Le lendemain matin, dans le jardin, on a retrouvé notre lapine au milieu du jardin, tuée par une balle.
L'hiver suivant, au lit à cause de la coqueluche, j'ai lu des journaux pour adultes. On y trouvait aussi des annonces de parents cherchant leurs enfants pas retrouvés et perdus pendant l'Exode.

J'ai gardé un souvenir lumineux de cet épisode de l'histoire qui pour d'autres a été si douloureux. Pour moi ,un prélude bucolique à une période qui allait de révéler plus difficile.