Nous étions en 1968 et nous ne savions pas qu'un peu plus tard ces dates prendraient sens et que nous allions croiser l'Histoire !
Nous avions trente ans, nous enseignions tous au Lycée d'une petite ville française proche de Genève. Nous aimions le cinéma, les longues conversations du samedi quand nous mangions ensemble avant d'aller faire nos courses à Genève (Mais oui !C'était moins cher !) et nous étions mécontents.
Mécontents du régime gaulliste, mécontents de notre directrice avec qui nous avions souvent des conflits, mécontents de nos maigres salaires, nous qui avions travaillé dur pour réussir des concours difficiles et même mécontents de notre syndicat qui ne tenait pas compte de nos avis. Et souvent aussi mécontents par tradition familiale ou par opposition à la famille. . Sans doute aussi pour d'autres raisons plus obscures. Nous atteignions la trentaine et nous étions « casés » Après les angoisses des études, nous avions un poste à l'Education Nationale et aucune perspective de faire autre chose. Personnellement j'étais mariée et j'avais deux petites filles. J'étais fidèle à mon mari (Il ne me venait pas à l'idée que lui ne le soit pas !). Malgré mon passé existentialiste et mon admiration pour Simone de Beauvoir, j'étais une petite bourgeoise de gauche ! Ma vie future se présentait comme une longue avenue tranquille aux abords monotones. Une avenue qui ne menait nulle part car je n'avais pas véritablement de but dans la vie sinon de continuer ce calme bonheur, d'élever mes enfants et d'aller en vacances (généralement en camping). Au Lycée , les règlements laissaient peu de place à l'initiative personnelle. Une dissertation à corriger tous les 15 jours (dûment numérotée dans le "cahier de textes » officiel), des auteurs imposés et en particulier, chaque année trois pièces classiques à étudier en détail.Même la façon de mener l'explication de texte était prévue et, en tous cas, quand l'inspecteur était là (il était là pour nous attribuer une note !) nous nous conformions à la consigne : 10 minutes avant la fin du cours, nous amorcions la conclusion. Les élèves s'ennuyaient peut-être mais ils étaient polis !
Notre vie malgré tout ne manquait pas de piquant à nos yeux. Quand nous déjeunions le midi à l'Hôtel de France et que nous apercevions à une table voisine un employé de la sous-préfectture, nous prenions des mines de conspirateurs et parlions soudain à voix basse. Car, c'était bien connu, le sous-préfet était un membre actif de l'UNR et nous étions persuadés d'avoir tous notre fiche chez lui !
A vrai dire, notre action politique n'avait rien de révolutionnaire : Mon collègue Jacques et moi, nous nous occupions du syndicat. Ce qui consistait, bien sûr, à organiser de temps en temps des réunions avec les collègues et à nous rendre régulièrement à Annecy ou La Roche Sur Foron pour l'assemblée départementale. Notre tâche la plus difficile, c'était de persuader les autres de faire grève selon les ordres venus de plus haut. De petites grèves d'une journée qui ne servaient pas à grand-chose, destinées sans doute à entretenir le moral des troupes et qui nous coûtaient une journée de salaire. Etant donné nos maigres revenus, ce n'était pas négligeable. Le prof d'Allemand par exemple refusait toujours sous prétexte que c'était le prix d'une bouteille de Whisky. Trois ans avant, il y avait bien eu un mouvement plus important : une grève administrative. On nous avait demandé de voter pour ou contre la continuation de la grève. J'y avais répondu de la Maternité où je venais de donner naissance à ma deuxième petite fille. Nous avions voté pour la continuation, le syndicat l'avait tout interrompue au moment où elle risquait de devenir gênante. Nous ne pouvions donc être des militants bien motivés.
Heureusement qu'il y avait le cinéma. Dès mon arrivée au Lycée, on m'avait proposé de présenter des films au ciné-club, meilleur moyen de m'intégrer très vite au groupe.. De plus ,tous les lundis mon mari et moi allions chez Jacques qui avait la télévision pour « le » film en version originale et le samedi, à Genève, nous ne manquions les films de la Nouvelle Vague. C'est à peu près à cette période, en mars ou en avril, qu'un cinéma d' Annemasse a mis à son programme la Chinoise de Godard et nous étions 15 du Lycée à faire le déplacement. IL n'y avait pratiquement que nous dans la salle. Après la séance, au « bistrot », la prof de dessin nous a parlé de l'emploi des couleurs primaires et puis, c'était un film de Godard et nous aimions ses mises en scène. Mais il faut reconnaître que le contenu du film nous a échappé en grande partie. Des scènes bien étranges ! Des gens qui écrivaient n'importe quoi sur un tableau noir ! Que voulaient-ils ? Un mois après, quand j'ai repensé au film pendant une réunion de grève, il m'a semblé prémonitoire !
Plus accessible était le film que nous avons vu à Thonon, le 1er mai 1968 (une date qui était encore assez banale) et qui racontait l'aventure d'un immigré portugais qui passait clandestinement la frontière ! L'injustice sociale, ça , on connaissait !Et les discours prononcés avant le film par les dirigeants syndicaux, on les avait déjà entendus plusieurs fois !
Pourtant à Paris, il y avait du nouveau! La radio a commencé à parler des mouvements étudiants . Il me semble qu'au début, nous ne nous sommes pas vraiment sentis concernés. Les média étaient censurés et je ne pense pas qu'ils nous renseignaient sur les motifs de ceux qu'on nous présentait comme des agitateurs. Sur ces débuts, mes souvenirs sont assez flous. Je vois (dans la chronologie) qu'un ordre de grève a été lancé pour le 13Mai. Nous avons donc dû y participer avec une certaine satisfaction qu'enfin, les « choses » bougent !. Je me souviens des slogans entendus à la radio « Dix ans, ça suffit ! » mais je n'ai aucun souvenir précis de ce que nous avons vécu ce jour-là. Sans doute était-ce à mes yeux qu'une « petite » grève de plus !
Nous sommes vraiment entrés dans le mouvement avec l'ordre de grève générale illimitée(Etait-ce pour le 22 mai ?). La radio nous a appris la nouvelle et notre premier sentiment a été l'inquiétude. Comment des collègues déjà réticents pour les « petites » grèves accepteraient-ils de se risquer dans cette aventure ? « Je peux accepter, me dit Jacques, parce que je suis célibataire mais comment les collègues chargés de famille pourront-ils risquer de perdre leur salaire ? ». Je dois reconnaître qu'au fond de moi, je n'étais pas rassurée mais je savais aussi que le moment était décisif et qu'il n'était pas question de reculer.
A notre grand soulagement, le lendemain matin, à l'assemblée générale, tout le monde ou presque était là. Tout le monde sauf les collègues assez minoritaires dont nous connaissions les idées de droite et qui d'ailleurs ne faisaient pas partie de notre syndicat. Et le prof d'Allemand ! ce qui ne nous a pas trop étonné, il tenait à son whisky et puis, il avait été reçu quelques semaines avant par le ministre de l'Education Nationale (qui, je crois, s'appelait Peyrefitte) parce qu'il avait postulé à je ne sais quel poste qui d'ailleurs n'a jamais été créé.
Mais très vite, les collègues nous nous ont posé une question embarrassante: Pourquoi faisions-nous cette grève ? Parce que nous étions mécontents, parce que nous étions « contre » ? L'argument était un peu maigre. Conscients de nos insuffisantes, l'après-midi, nous nous sommes précipités, Jacques et moi, à Annecy pour une réunion départementale en pleine effervescence. Gagnés par la contagion, nous avons vite compris qu'il ne suffisait pas de répéter les habituels mots d'ordre. Il fallait y voir clair dans nos désirs, mettre des mots sur nos aspirations jusque là confuses. Ne pas se contenter de généralités mais construire dans les détails une nouvelle organisation de notre enseignement. Et faire preuve d'imagination !Il fallait former des commissions dont chacune serait chargée de réfléchir sur un point particulier. Réfléchir par soi-même, se donner le droit de parler ! Démarche tellement séduisante qu'elle a été accueillie avec succès par tous ceux à qui nous nous sommes adressés. Elle a balayé les réticences, les hésitations. Ce fut comme une révolution des esprits, un renversement des perspectives, un retour sur soi.
Bien sûr, dans une premier temps, il a fallu répondre aux inquiétudes de chacun. Les salaires ? Y penser, c'était mesquin bien sûr quand se jouait l'avenir de la société, une société où on oublierait la « consommation » . Et puis, l'espoir était permis : si nous gagnions la bataille, nous serions payés malgré tout ( En effet nous n'avons pas vraiment gagné mais nous avons reçu nos salaires !) Et les élèves ? Ceux du moins qui sont venus au Lycée et qui se faisaient du souci pour leurs examens que la grève empêchait de préparer avec les professeurs ? Mais là aussi on tiendrait compte des événements et je me souvenais du baccalauréat 1944 de nos aînés qui, pour compenser la désorganisation des cours au moment du débarquement et de l'avancée alliée avait été, pour ainsi dire « donné à tout le monde » .
Les soucis de la vie quotidienne ont été assez vite oubliés, comme si nous étions passés à une autre dimension et nous nous sommes sentis incroyablement libres. Dans notre domaine, il était inutile de se demander si on nous écouterait. Il y avait toujours quelqu'un pour dire que c'est nous qui avions le pouvoir. Il suffisait d'énoncer et de décréter pour que cela se fît.
Les profs se sont donc répartis dans les différentes commissions, les élèves aussi et bientôt nous avons invité les parents ; Eux aussi, nous ont demandé pourquoi nous faisions grève mais quelqu'un leur a répondu que nous étions pris dans un mouvement général qui nous dépassait et que notre tâche à nous c'était de préparer l'avenir. Avec eux aussi, la séduction de la démarche proposée a eu un effet immédiat et fait taire les réticences. Ils se sont inscrits dans les commissions.
Oh ! les suggestions ont d'abord été timides. Ainsi à la commission « programmes » de Français, quelques élèves ont souhaité qu'on aille plus vite dans l'analyse des fameuses 3 pièces classiques obligatoires. Mais nous, les profs, avions quelques longueurs d'avance pour élargir les perspectives : aller au théâtre plutôt que de lire ligne par ligne les textes. N'en choisir qu'une par an, lire des romans entiers et pas seulement des extraits...L'audace, quoi !
A la commission « Internat », un père, un notable de la ville, a malgré tout étonné en imaginant la libre circulation entre dortoir des filles et dortoir des garçons.
Au cours de ces quelques jours, nous avons osé davantage ! Dans une atmosphère irréelle et enthousiaste, nous avons refait le monde. Nous avons imaginé une vie différente, nous avons cueilli des églantines sur le chemin pour éviter d'aller chez le fleuriste avec l'impression de lutter contre la société de consommation. L'avenir s'est rempli de promesses. Pendant les assemblées générales du matin, nous lancions des idées un peu folles, des mots qu'on écrivait au tableau (comme dans le film de Godard !) « Maintenant on veut comprendre » s'écriait le prof de gym ! Nous avons changé sans même nous apercevoir, nous avons remis en question les relations maîtres-élèves, la compétitivité, les notes et les habitudes acquises. Mais aussi la marche de la société, l'importance de l'argent, l'individualisme forcené et la routine. Nous avons voulu être libres et heureux.
A la question: comment obtenir la concrétisation de toutes ces idées, il y avait toujours quelqu'un pour répondre que c'était une fausse question. Nous n'avions pas à demander, à lutter , nous étions le pouvoir, c'était à nous de décider et de réaliser ce que nous considérions comme le meilleur.
Et puis un après-midi (Etait-ce le 30 mai ?), dans l'appartement de l'Intendant au Lycée, nous avons entendu le discours du Général De Gaulle et nous avons commencé à redescendre sur terre! Nous avons compris peu à peu que tout n'était pas gagné comme par magie et que la lutte serait difficile. Le désenchantement a été progressif. Il était dur de renoncer à ces rêves ! Et puis on nous a dit que c'était fini et qu'on avait obtenu un accord. Des augmentations de salaire (pour nous qui vivions près de la Suisse, nous pouvions constater que le franc français perdait de sa valeur et mesurer ce que ces augmentations avaient d'illusoires ), quelques décisions pour permettre à tous de s'exprimer : délégués d'élèves, de parents, assemblées , me semble-t-il. Ce n'était pas du tout ce dont nous avions rêvé mais l'élan était brisé. L'ordre de reprise du travail a été donné(le 6 ou le 12 juin ?). Nous avons vu revenir ceux que, dans notre euphorie, nous avions oubliés : les profs « de droite » qui faute de pouvoir travailler étaient restés chez eux pendant les événements, une grande partie des élèves qui avaient préféré la piscine à nos discussions et, à notre grand étonnement, même notre grand désespoir, aux élections de juin, la majorité des électeurs a montré son attachement aux valeurs de droite. A la rentrée, tout a recommencé comme avant. Comme avant ? Pas tout à fait Il y a eu des assemblées où les élèves ont pris la parole à vrai dire surtout pour contester les contraintes vestimentaires encore en vigueur (comme l'interdiction des jeans), nous avons organisé quelques journées de réflexion sur les relations maîtres-élèves, tenté quelques expériences qui nous ont valu des ennuis avec la directrice et les inspecteurs.
Et les syndicat nous ont appelés à la raison. Nous ne devions pas rester des « anciens combattants de 68 », il fallait se donner des buts concrets: exiger des classes de 25 élèves, insister sur les formations des maîtres, demander la création de cours d'appui. Tout ce qui existait déjà à Genève, à 5 kilomètres de là ! Et c'est ainsi que j'ai « déserté » et que je suis allée enseigner au Cycle d'Orientation !
J'ai cessé de croire que le vie dont nous avions rêvé était pour demain. Avant de quitter la France, j'ai fait lire à mes élèves Lorenzaccio, la pièce de Musset et fait commenter cette phrase désabusée: « Où que tu ailles, Lorenzo, tu rencontreras les hommes ».
Pourtant je reste persuadée qu'un jour, on reviendra à cet idéal et cette croyance m'a guidée dans mes actions, malgré le décalage entre le grandeur du rêve et les petitesses de la vie quotidienne. Dans l'enseignement genevois, j'ai joui d'une plus grande liberté pédagogique et pu mener diverses expériences (surtout avec les élèves, souvent plus difficiles, qui n'étaient pas destinés à des études longues) Mon mari, lui, avait vécu autrement les événements. Il a mis en doute l'institution du mariage et la morale « bourgeoise » et nous avons divorcé! J'ai obtenu une plus grande liberté personnelle sans l'avoir demandé ! J'ai essayé d'élever mes enfants selon ces principes..Je ne sais d'ailleurs pas s'ils s'en sont rendu compte !
ET je n'ai jamais renié ces jours exaltants où j'ai mis enfin des mots sur ce que je voulais de la vie. Cette expérience, je l'ai vécue et c'est à elle que je dois d'être ce que je suis.
MAINous étions en 1968...En mars, en Avril et nous ne savions pas qu'un peu plus tard ces dates prendraient sens et que nous allions croiser l'Histoire !
Nous avions trente ans, nous enseignions tous au Lycée d'une petite ville française proche de Genève. Nous aimions le cinéma, les longues conversations du samedi quand nous mangions ensemble avant d'aller faire nos courses à Genève (Mais oui !C'était moins cher !) et nous étions mécontents. Mécontents du régime gaulliste, mécontents de notre directrice avec qui nous avions souvent des conflits, mécontents de nos maigres salaires, nous qui avions travaillé dur pour réussir des concours difficiles et même mécontents de notre syndicat qui ne tenait pas compte de nos avis. Et souvent aussi mécontents par tradition familiale ou par opposition à la famille. . Sans doute aussi pour d'autres raisons plus obscures. Nous atteignions la trentaine et nous étions « casés » Après les angoisses des études, nous avions un poste à l'Education Nationale et aucune perspective de faire autre chose. Personnellement j'étais mariée et j'avais deux petites filles. J'étais fidèle à mon mari (Il ne me venait pas à l'idée que lui ne le soit pas !). Malgré mon passé existentialiste et mon admiration pour Simone de Beauvoir, j'étais une petite bourgeoise de gauche ! Ma vie future se présentait comme une longue avenue tranquille aux abords monotones. Une avenue qui ne menait nulle part car je n'avais pas véritablement de but dans la vie sinon de continuer ce calme bonheur, d'élever mes enfants et d'aller en vacances (généralement en camping). Au Lycée , les règlements laissaient peu de place à l'initiative personnelle. Une dissertation à corriger tous les 15 jours (dûment numérotés dans le »cahier de textes » officiel), des auteurs imposés et en particulier, chaque année trois pièces classiques à étudier en détail.Mmême la façon de mener l'explication de texte était prévue et, en tous cas, quand l'inspecteur était là (qui était là pour nous attribuer une note !) nous nous conformions à la consigne : 10 minutes avant la fin du cours, nous amorcions la conclusion. Les élèves s'ennuyaient peut-être mais ils étaient polis !
Notre vie malgré tout ne manquait pas de piquant à nos yeux. Quand nous déjeunions le midi à l'Hôtel de France et que nous apercevions à une table voisine un employé de la sous-préfectture, nous prenions des mines de conspirateurs et parlions soudain à voix basse. Car, c'était bien connu, le sous-préfet était un membre actif de l'UNR et nous étions persuadés d'avoir tous notre fiche chez lui !
A vrai dire, notre action politique n'avait rien de révolutionnaire : Mon collègue Jacques et moi, nous nous occupions du syndicat. Ce qui consistait, bien sûr, à organiser de temps en temps des réunions avec les collègues et à nous rendre régulièrement à Annecy ou La Roche Sur Foron pour l'assemblée départementale. Notre tâche la plus difficile, c'était de persuader les autres de faire grève selon les ordres venus de plus haut. De petites grèves d'une journée qui ne servaient pas à grand-chose, destinées sans doute à entretenir le moral des troupes et qui nous coûtaient une journée de salaire. Etant donné nos maigres revenus, ce n'était pas négligeable. Le prof d'Allemand par exemple refusait toujours sous prétexte que c'était le prix d'une bouteille de Whisky. Trois ans avant, il y avait bien eu un mouvement plus important : une grève administrative. On nous avait demandé de voter pour ou contre la continuation de la grève. J'y avais répondu de la Maternité où je venais de donner naissance à ma deuxième petite fille. Nous avions voté pour la continuation le syndicat l'avait tout interrompue au moment où elle risquait de devenir gênante. Nous ne pouvions donc être des militants bien motivés.
Heureusement qu'il y avait le cinéma. Dès mon arrivée au Lycée, on m'avait proposé de présenter des films au ciné-club, meilleur moyen de m'intégrer très vite au groupe.. De plus,tous les lundis mon mari et moi allions chez Jacques qui avait la télévision pour « le » film en version originale et le samedi, à Genève, nous ne manquions les films de la Nouvelle Vague. C'est à peu près à cette période, en mars ou en avril, qu'un cinéma d' Annemassea mis à son programme la Chinoise de Godard et nous étions 15 du Lycée à faire le déplacement. IL n'y avait pratiquement que nous dans la salle. Après la séance, au « bistrot », la prof de dessin nous a parlé de l'emploi des couleurs primaires et puis, c'était un film de Godard et nous aimions ses mises en scène. Mais il faut reconnaître que le contenu du film nous a échappé en grande partie. Des scènes bien étranges ! des gens qui écrivaient n'importe quoi sur un tableau noir ! Que voulaient-ils ? Un mois après, quand j'ai repensé au film pendant une réunion de grève, il m'a semblé prémonitoire !
Plus accessible était le film que nous avons vu à Thonon, le 1er mai 1968 (une date qui était encore assez banale) et qui racontait l'aventure d'un immigré portugais qui passait clandestinement la frontière ! L'injustice sociale, ça , on connaissait !Et les discours prononcés avant le film par les dirigeants syndicaux, on les avait déjà entendus plusieurs fois !
Pourtant à Paris, il y avait du nouveau! La radio a commencé à parler des mouvements étudiants . Il me semble qu'au début, nous ne nous sommes pas vraiment sentis concernés. Les média étaient censurés et je ne pense pas qu'ils nous renseignaient sur les motifs de ceux qu'on nous présentait comme des agitateurs. Sur ces débuts, mes souvenirs sont assez flous. Je vois (dans la chronologie) qu'un ordre de grève a été lancé pour le 13Mai. Nous avons donc dû y participer avec une certaine satisfaction qu'enfin, les « choses » bougent !. Je me souviens des slogans entendus à la radio « Dix ans, ça suffit ! » mais je n'ai aucun souvenir précis de ce que nous avons vécu ce jour-là. Sans doute était-ce à mes yeux qu'une « petite » grève de plus !
Nous sommes vraiment entrés dans le mouvement avec l'ordre de grève générale illimitée(Etait-ce pour le 22 mai ?). La radio nous a appris la nouvelle et notre premier sentiment a été l'inquiétude. Comment des collègues déjà réticents pour les « petites » grèves accepteraient-ils de se risquer dans cette aventure ? « Je peux accepter me dit Jacques parce que je suis célibataire mais comment les collègues chargés de famille pourront-ils risquer de perdre leur salaire ? ». Je dois reconnaître qu'au fond de moi, je n'étais pas rassurée mais je savais aussi que le moment était décisif et qu'il n'était pas question de reculer.
A notre grand soulagement, le lendemain matin, à l'assemblée générale, tout le monde ou presque était là. Tout le monde sauf les collègues assez minoritaires dont nous connaissions les idées de droite et qui d'ailleurs ne faisaient pas partie de notre syndicat. Et le prof d'Allemand ! ce qui ne nous a pas trop étonné, il tenait à son whisky et puis, il avait été reçu quelques semaines avant par le ministre de l'Education Nationale (qui, je crois, s'appelait Peyrefitte) parce qu'il avait postulé à je ne sais quel poste qui d'ailleurs n'a jamais été créé.
Mais très vite, on nous a posé une question embarrassante :Pourquoi faisions-nous cette grève ? Parce que nous étions mécontents, parce que nous étions « contre » ? L'argument était un peu maigre. Conscients de nos insuffisantes, l'après-midi, nous nous sommes précipités, Jacques et moi, à Annecy pour une réunion départementale en pleine effervescence. Gagnés par la contagion, nous avons vite compris qu'il ne suffisait pas de répéter les habituels mots d'ordre. Il fallait y voir clair dans nos désirs, mettre des mots sur nos aspirations jusque là confuses. Ne pas se contenter de généralités mais construire dans les détails une nouvelle organisation de notre enseignement. Et faire preuve d'imagination !Il fallait former des commissions dont chacune serait chargée de réfléchir sur un point particulier. Réfléchir par soi-même, se donner le droit de parler ! Démarche tellement séduisante qu'elle a été accueillie avec succès par tous ceux à qui nous nous sommes adressés. Elle a balayé les réticences, les hésitations. Ce fut comme une révolution des esprits, un renversement des perspectives, un retour sur soi.
Bien sûr, dans une premier temps, il a fallu répondre aux inquiétudes de chacun. Les salaires ? Y penser, c'était mesquin bien sûr quand se jouait l'avenir de la société, une société où on oublierait la « consommation » . Et puis, l'espoir était permis : si nous gagnions la bataille, nous serions payés malgré tout ( En effet nous n'avons pas vraiment gagné mais nous avons reçu nos salaires !) Et les élèves ? Ceux du moins qui sont venus au Lycée et qui se faisaient du souci pour leurs examens que la grève empêchait de préparer avec les professeurs ? Mais là aussi on tiendrait compte des événements et je me souvenais du baccalauréat 1944 de nos aînés qui, pour compenser la désorganisation des cours au moment du débarquement et de l'avancée alliée avait été, pour ainsi dire « donné à tout le monde » .
Les soucis de la vie quotidienne ont été assez vite oubliés, comme si nous étions passés à une autre dimension et nous nous sommes sentis incroyablement libres. Dans notre domaine, il était inutile de se demander si on nous écouterait. Il y avait toujours quelqu'un pour dire que c'est nous qui avions le pouvoir. Il suffisait d'énoncer et de décréter pour que cela se fît.
Les profs se sont donc répartis dans les différentes commissions, les élèves aussi et bientôt nous avons invité les parents ; Eux aussi, nous ont demandé pourquoi nous faisions grève mais quelqu'un leur a répondu que nous étions pris dans un mouvement général qui nous dépassait et que notre tâche à nous c'était de préparer l'avenir. Avec eux aussi, la séduction de la démarche proposée a eu un effet immédiat et fait taire les réticences. Ils se sont inscrits dans les commissions.
Oh ! les suggestions ont d'abord été timides. Ainsi à la commission « programmes » de Français, quelques élèves ont souhaité qu'on aille plus vite dans l'analyse des fameuses 3 pièces classiques obligatoires. Mais nous, les profs, avions quelques longueurs d'avance pour élargir les perspectives : aller au théâtre plutôt que de lire ligne par ligne les textes. N'en choisir qu'une par an, lire des romans entiers et pas seulement des extraits...L'audace, quoi !
A la commission « Internat », un père a malgré tout étonné en imaginant la libre circulation entre dortoir des filles et dortoir des garçons.
Au cours de ces quelques jours, nous avons osé davantage ! Dans une atmosphère irréelle et enthousiaste, nous avons refait le monde. Nous avons imaginé une vie différente, nous avons cueilli des églantines sur le chemin pour éviter d'aller chez le fleuriste avec l'impression de lutter contre la société de consommation. L'avenir s'est rempli de promesses. Pendant les assemblées générales du matin, nous lancions des idées un peu folles, des mots qu'on écrivait au tableau (comme dans le film de Godard !) « Maintenant on veut comprendre » s'criait le prof de gym ! Nous avons changé sans même nous apercevoir, nous avons remis en question les relations maîtres-élèves, la compétitivité, les notes et les habitudes acquises. Mais aussi la marche de la société, l'importance de l'argent, l'individualisme forcené et la routine. Nous avons voulu être libres et heureux.
A la question: comment obtenir la concrétisation de toutes ces idées, il y avait toujours quelqu'un pour répondre que c'était une fausse question. Nous n'avions pas à demander, à lutter , nous étions le pouvoir, c'était à nous de décider et de réaliser ce que nous considérions comme le meilleur.
Et puis un après-midi (Etait-ce le 30 mai ?), dans l'appartement de l'Intendant au Lycée, nous avons entendu le discours du Général De Gaulle et nous avons commencé à redescendre sur terre! Nous avons compris peu à peu que tout n'était pas gagné comme par magie et que la lutte serait difficile. Le désenchantement a été progressif. Il était dur de renoncer à ces rêves ! Et puis on nous a dit que c'était fini et qu'on avait obtenu un accord. Des augmentations de salaire (pour nous qui vivions près de la Suisse, nous pouvions constater que le franc français perdait de sa valeur et mesurer ce que ces augmentations avaient d'illusoires ), quelques décisions pour permettre à tous de s'exprimer : délégués d'élèves, de parents, assemblées , me semble-t-il. Ce n'était pas du tout ce dont nous avions rêvé mais l'élan était brisé. L'ordre de reprise du travail a été donné(le 6 ou le 12 juin ?). Nous avons vu revenir ceux que, dans notre euphorie, nous avions oubliés : les profs « de droite » qui faute de pouvoir travailler étaient restés chez eux pendant les événements, une grande partie des élèves qui avaient préféré la piscine à nos discussions et, à notre grand étonnement, aux élections de juin, la majorité des électeurs a montré son attachement aux valeurs de droite. A la rentrée, tout a recommencé comme avant. Comme avant ? Pas tout à fait Il y a eu des assemblées où les élèves ont pris la parole à vrai dire surtout pour contester les contraintes vestimentaires encore en vigueur (comme l'interdiction des jeans), nous avons organisé quelques journées de réflexion sur les relations maîtres-élèves, tenté quelques expériences qui nous ont valu des ennuis avec la directrice et les inspecteurs.
Et les syndicat nous ont appelés à la raison. Nous ne devions pas rester des « anciens combattants de 68 », il fallait se donner des buts concrets: exiger des classes de 25 élèves, insister sur les formations des maîtres, demander la création de cours d'appui. Tout ce qui existait déjà à Genève, à 5 kilomètres de là ! Et c'est ainsi que j'ai « déserté » et que je suis allée enseigner au Cycle d'Orientation !
J'ai cessé de croire que le vie dont nous avions rêvé était pour demain. Avant de quitter la France, j'ai fait lire à mes élèves Lorenzaccio, la pièce de Musset et fait commenter cette phrase désabusée: « Où que tu ailles, Lorenzo, tu rencontreras les hommes ».
Pourtant je reste persuadée qu'un jour, on reviendra à cet idéal et cette croyance m'a guidée dans mes actions, malgré le décalage entre le grandeur du rêve et les petitesses de la vie quotidienne. Dans l'enseignement genevois, j'ai joui d'une plus grande liberté pédagogique et pu mener diversas expériences (surtout avec les élèves, souvent plus difficiles, qui n'étaient pas destinés à des études longues) Mon mari, lui, avait vécu autrement les événements. Il a mis en doute l'institution du mariage et la morale « bourgeoise » et nous avons divorcé! J'ai ainsi obtenu une plus grande liberté personnelle sans l'avoir demandé ! J'ai essayé d'élever mes enfants selon ces principes..Je ne crois pas d'ailleurs qu'ils s'en sont rendu compte !
Mais je n'ai jamais renié ces jours exaltants où j'ai mis enfin des mots sur ce que je voulais de la vie. Cette expérience, je l'ai vécue et c'est à elle que je dois d'être ce que je suis.