Comme la si curieuse femme de Barbebleue, me voici devant la fameuse porte à ne pas ouvrir... Je m'en suis approchée à pas rapides, puis plus lents, hésitants, devenus paralytiques à un mètre de l'objet défendu.
Ah comme je voudrais savoir ce qu'il y a derrière... Quelle impatience et quelle peur à la fois ! Maintenant le pied gauche a touché le seuil ; le pied droit s'y pose lentement et ma main droite ankylosée d'angoisse tient déjà la clef qui ouvrira la boîte de Pandore...


Plus d'atermoiement, je tourne le passe et entends l'huis grincer sur ses gonds dans un bruit sépulchral... Où me suis-je engagée ? Au royaume des morts ?

Pour le moment, je suis encore perplexe mais avant que j'aie fait un autre pas, je vois le tiroir supérieur d'une commode s'ouvrir brusquement tandis qu'une voix enfantine s'écrie: « T'es pas cap' de venir voir ce que je contiens !!! Mais viens, viens, sans moi tu n'es rien !... »
Alors là, ça me vexe : qu'est-ce qu'il croit ce tiroir.. ou qu'est-ce qu'elle mijote cette commode ? D'un pas accéléré, je m'en approche et me sens happée tandis qu'une voix ricanante maintenant chantonne : « Je te tiens, je te tiens par ta chemisette... et ne te lâcherai pas ! ». Le bas de mon chemisier est effectivement coincé dans le tiroir qui s'est refermé. « Lâche-moi, espèce de crétin de tiroir... » Mais à l'idée d'être prisonnière en ce lieu suspect, j'ajoute « S'il te plaît » - effet magique, le tiroir bée à nouveau et je m'en éloigne en ramenant le pan du corsage près de mon corps. Il s'agit de bien organiser ma quête et de ne plus agir sur impulsion.
A ce moment, une armoire normande très belle s'est ouverte : elle fait aller et venir un de ses battants d'une manière insistante et m'appelle : « Laisse-toi aller à ta curiosité, regarde, regarde ce que j'ai sur mes étagères » ; j'avance d'une enjambée et m'arrête figée d'horreur : trois énormes boas occupent les trois rayonnages ; un, le ventre gonflé en pleine digestion, dort profondément ; le deuxième est en train de s'enrouler tandis que le troisième tend vers moi sa tête couverte de bouclettes vertes et sa langue animée d'un mouvement d'aller et retour continu ; les billes de jais de ses yeux cherchent à m'hypnotiser. Je détourne la tête et essaie de concentrer mon regard sur le vieux porte-manteaux où pendent quelques chapeaux...
Je m'en approche prudemment, jetant un coup d'œil sur l'armoire où l'ophidien frisé finit de se mettre en boule, les yeux déjà clos pendant que les battants se referment. « Ouf ! j'ai bien fait de... » mais suis bientôt assaillie par des cris de colère... ou de jeux simiesques : en effet, sous chaque chapeau est apparu un singe et en deux secondes le support s'est transformé en baobab, prenant toute la largeur de la pièce... Je crains d'être broyée, écrasée contre l'une ou l'autre paroi... Il me semble déjà manquer de souffle... Pourquoi me suis-je engagée dans cette ruelle en cul-de-sac ? Maiscomment aurais-je pu imaginer un tel traquenard ?... C'est pourtant à l'Office du Tourisme qu'une employée m'a suggéré cette « curiosité touristique » et maintenant c'est moi qui suis dans une « curieuse situation » : je suis entrée ici et j'y suis enfermée puisqu'il n'y a aucune issue... à première vue ! La porte que j'ai ouverte était ma seule possibilité car le passage emprunté à l'extérieur s'est fermé d'un mur aux deux extrêmités dès que j'y eus pénétré... c'était donc mon seul recours pour essayer de retrouver un débouché sur la grande avenue parcourue auparavant... Le fallait-il vraiment ? Oui, tout essayer plutôt que rester sur place...Que feriez-vous à ma place : vous tenteriez TOUT. »
Donc je tâtonne et me ré-oriente dans la Caverne d'Ali-Baba. Oh... le couvercle du piano vient de se lever et les touches se mettent en marche comme dans un instrument mécanique. « Mais où est le pianiste ? » Une tête effrayante, genre face de ET mais avec une chevelure à la Beethoven, est apparue en soulevant le haut du pianoforte. Le choc a été si fort que je me demande si mes coronaires n'auront pas besoin d'un ou deux stents supplémentaires. Cette tête est vraiment hideuse... et elle s'adresse à moi : « Tu te souviens, me dit-elle, ET GO HOME ? Si tu viens t'installer dans le piano, tout près de moi, je t'emmène hors d'ici... à ta maison ! Mais il me faut le mot de passe... et tu dois le trouver toute seule, toute seule, toute seule ...» « Oui », dis-je dans un murmure.
Le cauchemar continue : comment trouver le sésame et de quoi peut-il s'agir ? Je sais que je ne suis pas dans un mauvais rêve pourtant ; j'ai dû traverser sans m'en rendre compte le mur ? la paroi ? la porte ? qui conduit à un monde parallèle. Une fenêtre vient de s'ouvrir et m'invective : « Alors, la minable, saute, saute : par la fenêtre est la liberté... ». Un saut depuis le sixième étage serait payer cher pour une libération aléatoire. De toute façon les rideaux des deux battants de la croisée deviennent des cheveux violets qui encadrent deux moitiés de face grimaçante, c'est un nouveau leurre : ne pas approcher, rester sur place, se concentrer...
Je vois le poêle me faire un clin d'œil ou serait-ce un boulet de charbon qui n'a pas fini de se consumer ? J 'hésite mais il insiste tandis qu'un deuxième œil s'est installé près du premier, un peu de fumée s'échappe du couvercle de ce godin... et si... et si... c'était un message par fumée interposée ? Je n'ose y croire, tiens le baobab a rétréci et me laisse contempler tout le fourneau entre clins d'œil charbonneux et ronds de fumée : les clins d'œil font des traits horizontaux et parfois des points... Ma parole, ils communiquent en morse ! Les fumerolles montent et vont s'écraser au plafond, elles ne s'évacuent pas par la fenêtre, c'est intentionnel... Comment m'y retrouver dans tous ces signes qui ne sont peut-être que d'autres impostures... En tout cas ils se sont stabilisés en lignes sur le plafond :
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Maintenant je ramasse un coussin et une grande couverture que j'étends sur le sol et m'y allonge, les yeux levés vers la paroi supérieure où me nargue le message en morse..... Tiens, je reconnais un « P » comme Paul, mon cher Oncle Paul, capitaine au long cours, qui m'avait initiée à l'alphabet morse une après-midi d'été ... il y a si longtemps ! Oncle Paul - qui n'avait jamais eu d'enfants – savait si bien les occuper à des activités toujours palpitantes. C'est ainsi qu'un jour de vacances il proposa de m'apprendre l'ALPHABET MORSE et, pour être sûr que je ne l'oublie pas, il décida que lors de son prochain voyage au long cours, de deux ans sans escale en Europe, nous nous écririons en morse ; nous nous raconterions ainsi tout ce que nous nous serions dit de vive voix d'habitude. J'avais appris avec tant de plaisir ce qui aurait pu être une corvée... maintenant il s'agissait de rassembler mes effilochures de morse pour déchiffrer le sésame !
Allez, cher Oncle Paul ou plutôt Esprit d'Oncle Paul, aide ta chère petite nièce à sortir de cette aventure macabre.
Feu Oncle Paul, par ses encouragements discrets, m'infuse au compte-goutte les connaissances oubliées. J'ai déjà retrouvé quelques lettres mais qui ne forment pas encore de mots significatifs. Après le « P », je me souviens du « E » : un tout petit « . » mais très utile, j'essaie de les repérer tous. Le « A », le « U » et le « L » sont revenus assez vite... puisqu'ils composent le prénom de mon cher Oncle.
Je viens de former « TRAPPE »... il y aurait donc une trappe ici-même... mais où ? – Oncle Paul, ne m'oublie pas..éclaire ma boussole... je dois faire vite ! - Tiens si j'essayais « S » ici, oui c'est ça : « POUSSE LE POELE « J'ai la première ligne et je dois trouver le mot avant « LA TRAPPE », mais bien sûr c'est « LEVE »... on lève toujours une trappe. Je retourne à la première phrase et me mets debout pour aller vérifier le début de cet ordre : oui, en poussant le poêle, je trouve la trappe et... je peux l'ouvrir, je vois un escalier... ce qui correspond à la troisième phrase qui s'éclaircit : « DESCENDS TOUT L'ESCALIER ». Je suis à la fois enthousiaste et angoissée... Que trouverai-je en bas de ces marches en colimaçon ? Comme dynamisée par ma découverte, la dernière phrase me vient tout de suite à la bouche : « SORS TU ES LIBRE »... Plus de temps à perdre – merci Oncle Paul – je me précipite dans cette vrille vertigineuse, referme la trappe, descends, descends, descends jusqu'à ce que j'aperçoive la lumière du jour à travers la vitre située au dessus de la porte. Je me jette dans la ruelle, me retourne et referme la terrible porte rouge. Je marche vite, vite et retrouve bientôt la grande avenue par laquelle j'étais arrivée. J'ai réintégré le monde normal... Je ne suis pas prête d'oublier les mots du message en morse
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P O U S S E L E P O E L E
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L E V E L A T R A P P E
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D E S C E N D S T O U T L ' E S C A L I E R
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S O R S T U E S L I B R E !!!

et, dans ma tête, je remercie une fois de plus Oncle Paul tandis que je m'achemine vers l'Office du Tourisme... tiens, il n'est plus là ! ... Mais ce sera pour une autre aventure...

Aga 82 - La Porte Rouge –E. Marigo