Sur l’écran noir de ses nuits blanches Rudi a l’habitude de se faire des films assez positifs, le contraire de ce qu’il vit dans la vraie vie. La femme qu’il convoite lui dit oui sans restriction, au lieu des râteaux qu’il se prend le plus souvent. Il reçoit une réponse positive à sa dernière offre d’emploi et avec un salaire au-dessus de ses prétentions et non des remerciements avec messages sibyllins crachés par un ordinateur malveillant. Son frigo est plein de bonnes choses saines et bios, sans packs de bière. Des bières pour oublier plus que pour étancher sa soif car il va au-delà de ses besoins hydriques… Dans ses films il se fait une vie en rose, une vie rêvée, ça lui fait du bien et ça ne nuit à personne.

Mais cette nuit, ça ne se passe pas aussi bien que de coutume. L’écran est blanc presque étincelant, il l’éblouit. Des formes légèrement effrayantes s’y animent sans arrêt, tantôt grandes tantôt petites, un peu comme une boule de pâte à modeler triturée par les mains d’un agité du bonnet jamais content de ce qu’il obtient. Alors il se concentre autant que son était le lui permet et soudain surgit un animal monstrueux, quatre pattes, velu, un long nez.
- Ah se dit Rudi tout content, c’est un tapir.

Toujours concentré, il veut voir dans quel environnement se déplace le tapir, voir s’il est accompagné d’un petit. Mais déjà, l’appendice nasal du tapir s’allonge, ses pates deviennent des troncs, son corps gonfle. L’animal fait sauvagement le tour de sa chambre. Terrorisé, Rudi lui intime l’ordre de retourner sur l’écran car il a peur de se faire piétiner. L’éléphant obtempère en silence, la trompe en l’air. La sueur commence à perler sur le front de Rudi. Le temps de s’éponger et la bête s’est effilée, elle s’est tachetée. Le voilà face à une girafe qui piaffe car elle se sent à l’étroit sur cet écran.
- Est-ce que je dors, est-ce que je fais un cauchemar ?

Rudi se pince, remue, tend le bras pour saisir la dernière canette qui se trouve à sa portée, l’ouvre. Il entend bien le pschtt, donc il ne dort pas. Alors c’est quoi cette sarabande? Il invective son écran :
- C’est quoi cette ménagerie en folie ? Arrêtez de bouger, de vous transformer, c’est pas prévu dans mon scénario. J’ai déjà imaginé un chat qui ronronne sur mes genoux, un chien tirant sur sa laisse, des animaux de compagnie, pas des sauvages.

Les animaux de son écran se rebiffent, vexés d’être pris pour des sauvages alors qu’ils vivent la vie prévue par leur ADN.
- Ce n’est pas de notre faute si ton cerveau mélange les bobines de tes films, si tes synapses avinés court-circuitent tes rêves de bobo tranquille avec femme, enfants, maison avec jardin et SUV dans le garage, dit la girafe.
- D’abord des synapses, j’sais pas ce que c’est et si j’en ai, ils peuvent pas être avinés, j’bois pas de vin mais de la bière et de la bonne. Ça coûte moins cher que le vin et ça désaltère mieux. La preuve, j’ai jamais soif.

Le tapir, surpris par tant de bêtise, ricane en disant à l’éléphant :
- Tu trouves pas qu’il devrait se servir de son nez pour flairer les bonnes affaires ?
- Les bonnes affaires, je les trouve sur internet. Hier encore j’ai juste pu profiter le l’action trois packs de bières pour le prix de deux chez l’épicier du coin.
- On ne te parle pas de ça, dit l’éléphant, mais de flairer le bon boulot dans les petites annonces ou de trouver le bon toubib qui t’enverrait dans une grande maison avec chambre individuelle, nourri, blanchi mais sevré.
- Sevré, mais ça m’amènerait quoi d’être sevré ? je l’aime bien ma bibine, elle me permet de faire de beaux rêves. Allez tirez - vous que je retrouve mes scénarios préférés !

C’est à la girafe de conclure :
- Au point où tu en es, on n’est pas prêts à quitter ton écran et tes murs, de plus on a toute la jungle avec nous. Et plein d’insectes à géométrie variable qui n’attendent que notre signal pour envahir ta chambre. On va faire partie de tes cauchemars éveillés pour longtemps. Pas de télécommande pour nous évacuer. A toi de choisir. Tu limites la picole ou on vient te pourrir la vie, la prochaine fois on sera multicolores et grimaçants.

Rudi est dépité, ces sales bestioles ont l’air déterminées à occuper les murs de sa chambre en plus de son écran. Il finit sa bière et se met l’oreiller sur la tête. Il ne veut plus les voir ces faiseurs de morale pas même sortis d’une fable de La Fontaine.

Oups ! Son lit se met à tanguer, le pied du lit se dresse dangereusement et menace de le renverser. Décidément tous les éléments sont contre lui. Il s’assied en s’accrochant au pied du lit comme un marin s’accroche à son mât dans la tempête. Mon lit, au moins, ne me fera pas la morale, se dit-il. Il finit par s’endormir en cuvant sa cuite quotidienne. Mais le temps se gâte, il va falloir prendre une décision : boire ou ne pas boire, telle est la question.