Histoire peut être vraie !
8 juin 1915 à la Flèche, Louis reçoit la lettre de rôle. Il est affecté à un régiment d’infanterie. Il doit se rendre à Châteauroux pour recevoir son paquetage, le plus vite possible. Il va à pied, en plusieurs jours de marche.
Le 16 juin, équipé, il embarque dans un train pour Versailles avec une flopée de conscrits comme lui, future chair à canon. Dans le train, le silence règne, les visages sont livides, déjà des fantômes.
Depuis l’arrivée de la lettre frappée de la cocarde et du bandeau Bleu Blanc Rouge, Louis dort mal, mange peu, rêve beaucoup. Les nouvelles du front sont mauvaises, la boucherie continue, il a peur.
C’est sûr, il n’en reviendra pas, un trou par ci, un éclat d’obus par là, c’est son destin comme cinq de ses amis dont le sang a rougi la Meuse ou un autre fossé dans l’Est.
De Versailles à Paris, le chemin les conduit à la gare de l’Est par les berges de la Seine. Le Zouave du pont de l’Alma les regarde passer.
Louis et ses camarades sont revêtus de la tenue règlementaire. Pantalon rouge garance pour être une bonne cible, vareuse gris bleu de fer et un képi dont Louis se demande s’il n’a pas été récupéré au front. Les armes manquent déjà, pas assez de Lebel. On leur a distribué des Chassepots de la guerre de 1870 avec la Rosalie quand même. La Belle qui laisse une fleur rouge sur le plastron, funeste décoration définitive et, si on a de la chance, on peut même embrocher deux à trois Boches d’un coup avec la Rosalie. « Mais c’est des racontars tous ça » se dit Louis. En haut de la tranchée, on tombe tout de suite fauché par la mitraille et c’est toujours mieux que de crever à dix mètres dans un trou boueux les tripes à l’air.
Sur les quais, les badauds acclament les trouffions, les petits gars. Louis en a vu qui n’ont pas dix sept ans, engagés pour la mort. Louis ne réfléchit déjà plus trop, il a peur, peur, peur, il est terrorisé. Quelques femmes, celles qui ne sont pas à l’usine, trop vieilles pour remplacer les maris partis se faire tuer pour la France, leur jettent des fleurs, des blagues à tabac, des paquets ficelés, et même des paquets de lettres entourés de rubans rouge et violet pour les soldats du front.
Dans la tête de Louis, des images défilent ; les pensées se mélangent. « Chez lui » lui manque. Il traine les pieds, les godillots les blessent, il a les pieds sensibles. Des images de ses baignades dans le Loir avec ses amis, ses copines, une en particulier, Léa, affluent, brouillant un instant sa vue.
La troupe croise un pont, un attroupement sur la margelle le tire de sa mélancolie. Des femmes crient, gesticulent en regardant la Seine, l’eau noire, sale, grumeleuse en ce printemps 1915. Louis s’approche de la rambarde. Le cortège rouge et bleu s’est arrêté. En bas, dans l’eau un bras blanc s’agite, disparait, revient à la surface. Un appel pour Louis. Il est bon nageur, il jette à bas son paquetage, son fusil et saute le parapet, s’envole. Il voit l’eau se rapprocher, chercher sa proie. Un éclair de lucidité saisit Louis. Le front n’est pas pour lui. Les tranchées ne le verront pas tremblant de peur. Son saut dans l’eau l’enlève à la vue du monde. La Seine est profonde, noire, herbeuse, mais il voit la noyée s’enfoncer lentement. Ses jupes, son jupon lui font une corole de couleur pâle sous l’onde verdâtre. L’avenir de Louis est là. Il saisit le membre de porcelaine, avale un peu d’eau, et entraine plus profondément la femme, son salut. Il sait que sous le pont précédent il y a un gué. Il y a vu des pêcheurs, un moment plus tôt. Le courant entraine Louis et son fardeau. Il se laisse dériver, donnant un coup de bras pour se rapprocher du bord. Au gué, il se cache. Il attend longtemps avant de sortir la tête de l’eau. Elle n’est pas trop froide à cette saison. La noyée reprend connaissance très lentement, il l’a tirée sur la berge. On doit les croire noyés tous les deux.
Porté disparu, mais pas mort au champ d’honneur, pas de pension, pas de médaille !
Pas de nom sur le monument aux morts pour la Patrie qui domine le Loir de son coq hardi et prétentieux.
Mais les vents, les fleuves, les prairies savent combien le destin a été magnanime et précautionneux pour Louis, pour Marie la noyée. Elle venait d’apprendre la mort de son fiancé Etienne.
Ecrit le 11 novembre 2017, soit 102 ans après le début de cette histoire peut être