Pierre-Emile enfila sa veste suspendue dans le corridor, fourra une pendulette dans sa poche et se peigna d’un geste machinal la petite barbichette qui ornait le bas de son visage. Il sortit de la maison, gagna la rue par le jardinet : un petit carré de verdure qui occupait le devant du pavillon.
Pierre-Emile avait une heure pour parcourir le quadrilatère délimitant son voisinage avant de reprendre son travail dans son petit atelier d’horloger. C’était la pause qu’il s’octroyait pour « aérer ses rouages », comme il disait. Il avait démonté avec peine et nettoyé à l’essence une vieille pendule, les pièces séchaient et le mécanisme attendait son retour pour se remettre à égrener le temps. Une heure où le temps serait immobile sur l’établi !
Dans la rue, Pierre-Emile tira la grille derrière lui et aperçut tout de suite un personnage lui ressemblant en face sur l’autre trottoir qui le dévisageait. « Qu’est ce que c’est que ça », pensa Pierre-Emile. Il chassa l’image, prit son élan, il ne devait pas perdre de temps, il avait juste une heure. Le temps d’une rapide promenade. Dix mètres plus loin, le type était toujours là en face, dans la même position que lui. Stupéfait, Pierre-Emile écarquilla les yeux. Il ne rêvait pas, un type lui ressemblant trait pour trait l’observait. Il lança la jambe gauche, l’autre lança la sienne en même temps. La droite, la gauche à nouveau, les bras aussi, tout était copié. Agacé, Pierre-Emile accéléra, tourna au coin vers la droite, fit encore dix mètres. Il jeta un coup d’œil à gauche, il aurait dû être seul. Mais non, le type était en face, goguenard, sur l’autre trottoir. Par contre, il était en sens inverse, Pierre-Emile tourné vers l’extrémité de la rue devant lui, l’autre tourné vers le bout de la rue dont Pierre-Emile venait de franchir l’angle. Chose encore plus étrange, l’inconnu était lui, habillé comme lui. Même taille, même petite barbichette taillée en pointe, la main gauche dans la poche gauche pour Pierre-Emile, la même main dans la poche correspondante pour le type. Une sueur glacée coula dans son cou. Que faire ? Pierre-Emile effaré détailla le personnage. Sa propre image semblait le narguer, là à quelques mètres.
Pierre-Emile décida de traverser la rue. L’autre fit de même. Pierre-Emile arriva sur l’autre trottoir. Ils ne s’étaient pas croisés. Le type était à sa place souriant. Pierre-Emile s’entendit dire. « Ce n’est pas possible ». « ossible ». Lui répondit sa voix en écho. Pierre-Emile reprit sa marche, d’abord en sifflotant. Puis il prit un rythme plus rapide. Il courut. Il haletait. Il contourna un coin de rue puis un second, il faisait son itinéraire habituel mais à l’envers. L’autre le talonnait sur le trottoir en face, dégoulinant comme lui. Pierre-Emile s’arrêta essoufflé. Il s’appuya contre un pilastre de portique. Il se pencha pour regarder subrepticement sous sa manche de l’autre côté de la rue. L’autre était là, l’observant par dessous sa manche, tout comme lui.
Pierre-Emile tira de sa poche la pendulette. Elle tictaquait doucement. Le temps lui jouait un bon tour. Les aiguilles annonçaient la fin de sa promenade. Sur l’autre rive de la rue, le type faisait de même, imperturbable. Pierre-Emile, comme un forcené, se mit à courir vers la maison. « Il faudra bien savoir ce qui se passe » hurla-t-il. « Qui se passe ». Entendit-il à sa gauche. Le temps pressait. Il traversa la rue en diagonale pour rejoindre la maison. Il ne croisa personne cette fois.
Pierre-Emile arriva devant la grille du jardinet. Il crut entendre ces mots : « Il est temps de rentrer maintenant Pierre-Emile ». L’autre était déjà dans le jardin, souriant. Suffoquant, Pierre-Emile entra. Il franchit les quelques mètres de l’allée empierrée du jardin et ouvrit la porte du pavillon. La clé glissa sans bruit dans la serrure. Rassuré, Il enleva sa veste dans le vestibule.
Une autre veste était déjà suspendue, identique à la sienne. Dans le miroir de l’entrée, le type se peignait la barbichette d’un geste autorisé, comme lui. Pierre-Emile répéta son geste, l’autre aussi !
Pierre-Emile se dirigea vers son atelier, son travail l’attendait. Le type lui ouvrit la porte, l’invita à entrer en s’effaçant devant lui…