Silences
Depuis son retour à la maison, elle ne parlait pas. Je ne reconnaissais plus ma fille. C'était une ombre silencieuse qui se glissait de sa chambre à la salle de bain et de la salle de bain à sa chambre.
Parfois elle venait picorer à la cuisine en notre absence. Je le savais car il y avait de petits signes qui m'alertaient : le chiffon changé de place, un paquet de biscuits entamé mais remis dans le placard, un pot de yogourt vide dans la poubelle, presque rien mais cela me rendait heureuse, je me disais que si elle avait faim, rien n'était perdu, elle pouvait se reconstruire, retrouver une vie « normale ».
Parfois j'allais écouter derrière sa porte. Je n'entendais rien, pas de musique, pas de télévision, rien si ce n'était de petits bruissements de papier, peut-être lisait-elle ou écrivait-elle ?
Au début j'essayais de la déranger, de la questionner, mais dès qu'elle posait son regard sur moi, je savais que je n'avais pas ce droit. Son expression changeait, d'une attitude triste, elle passait à une totale absence, comme une coquille vide. En pareille situation l'effet est garanti, vous n'avez qu'une envie : bafouiller une quelconque excuse et battre en retraite immédiatement.
Au début ce silence était si pesant qu'il y avait comme une chape de plomb sur la maison. Avec Charles, mon mari, on se surprenait à chuchoter ou à se faire des gestes pour se faire comprendre. On baissait le son de la télévision. Puis petit à petit, le silence est devenu moins pesant, plutôt comme un cocon, on l'a apprivoisé, on s'en est accommodé. Même Elise a eu l'air d'aller mieux dans son propre silence, elle se glissait un peu moins doucement d'une pièce à l'autre, alors on s'est habitué, on s'est même mis à apprécier le silence sans le craindre, sans s'angoisser.
Parfois je me disais que ce serait toujours comme cela, une fille muette, une ombre de fille.
Tout avait commencé un jour du mois de novembre, l'année dernière, j'avais trouvé un mot sur la table de la cuisine. Ma fille unique, Elise, partait « vivre sa vie » avec son petit ami. C'était son expression « vivre ma vie ». Elle n'avait que quinze ans et nous n'avions aucune indication de l'endroit où elle allait, ni du petit ami en question. C'était un tsunami dans nos petites vies rangées, boulot, lycée, dodo. On n'avait rien vu venir. Trois mois plus tard, la police l'avait retrouvée, seule, errant dans le métro à Paris, en haillons, hagarde, sale et dénutrie. Elle était devenue muette. Après un mois de soins dans un centre hospitalier spécialisé pour les adolescents on nous a rendu notre fille, enfin plutôt une fille, qui, physiquement lui ressemblait, mais qui n'était plus vraiment notre fille.
Deux mois plus tard il n'y avait pas d'amélioration lorsque nous avons reçu un courrier du lycée. Elle devait refaire son année puisqu'elle n'y avait passé que les deux premiers mois. J'ai dû remplir une inscription comme si c'était la première fois. Je me revoyais un an plus tôt la presser de choisir car elle changeait d'avis dix fois de suite sur les options qu'elle devait cocher, elle était toute excitée à l'idée de quitter le collège alors. J'ai décidé de lui donner le formulaire dans sa chambre. J'ai frappé à la porte, attendu quelques secondes de politesse puis je suis rentrée. Je l'ai vue assise à son bureau, en train d'écrire, elle m'a regardée. Cette fois-là son expression était presque interrogative, c'était rare que je vienne la déranger. Je lui ai tendu la feuille de projet du lycée sans un mot, c'est contagieux le silence. Elle l'a pris, l'a regardé, et je ne sais pas si c'était mon imagination, mais j'ai vu un imperceptible sourire, comme si elle aussi avait pensé à son attitude enfantine de l'année dernière. J'ai retrouvé espoir ce jour-là car elle a gardé le papier, c'était bon signe, je lui ai souri, lui ai caressé les cheveux, les épaules, la joue et je suis sortie de sa chambre.
Je me suis sentie mieux car j'ai su qu'elle reprendrait le lycée cinq mois plus tard et que d'ici-là j'aurais appris à communiquer avec elle.
Je repense à tout cela avec un pincement au cœur aujourd'hui.
Elle a un sourire pour chaque personne à qui elle dédicace son livre.
Il y a juste un an que nous l'avons retrouvée.
Alors j'étais encore ignorante de l'innommable, maintenant je sais mais je me demande ce que je préfère : Avoir retrouvé ma fille tout en sachant ce qui lui est arrivé et devoir vivre avec ça ? Ou ne pas savoir et vivre avec une ombre silencieuse ?
Son livre s'appelle : fugue, viols et châtiments