Pour parler du silence, je commencerai par une citation. C'est la traduction d'une petite BD de Quino bédéiste argentin, père de Mafalda, jeune fille sans âge, lucide, directe et drôle.
Mafalda : - Pourquoi je dois le faire ?
La mère : – Parce que je te l'ordonne et que je suis ta mère !
Mafalda : - Si c'est une question de titre, je suis ta fille, et nous avons été titularisées le même jour, non ?
Toute la logique d'une fille ni petite, ni grande et quelle justesse. Mafalda n'est jamais silencieuse, elle dit ce qu'elle pense, ce qu'elle voit et ce qu'elle aimerait. Quoi de plus naturel pour un enfant que de s'exprimer.
J'ai été cette enfant-là, je voulais qu'on écoute mes propositions, je voulais dire mes envies, mes désaccords, mes révoltes. Mais à chaque fois j'étais réduite au silence. Quand ce que je désirais, voulais, proposais ne rentrait pas dans l'éventail fort restreint de la pensée maternelle, je devais obéir et me taire car je n'étais qu'une gamine.
Ah bon ! quand on est petit on n'a pas le droit d'avoir un avis ? Silence !
Le temps passa, je grandissait, je me taisais... pas tout le temps et j'ai pris quelques claques sur la bouche pour n'avoir pas su me taire à temps.
Vint le moment où ma mère me disait :
- pour une grande fille comme toi, c'est mal ce que tu fais ! où
- une grande fille comme toi devrait montrer l'exemple !
Donc j'étais devenue une grande fille, quelle bonne nouvelle ! j'allais pouvoir donner mon avis sur ce qui me concernait et je n'allais pas m'en priver. Mais le temps de la libération a été poussé un peu plus loin :
- Tu discuteras, tu donneras ton avis quand tu ramèneras de l'argent à la maison.
Il est vrai qu'on manquait souvent. Donc silence ! pas tout le temps évidemment et j'avais appris à éviter les claques sur la bouche. Mais à 12-13 ans ce repli exigé, ces paroles retenues n'étaient pas sans conséquence sur mon moral et mon estime de soi. La dépression et l'angoisse m'envahissaient, la vie ne valait vraiment pas la peine d'être vécue.
Et puis j'ai eu 15 ans et selon le diktat maternel, les études ne servaient à rien pour les filles, un jour j'aurai un mari qui pourvoira à mes besoins et à ceux de mes enfants. Alors je travaille, je fais quand même un apprentissage, bien que ce soit « inutile ».
J'amène donc de l'argent à la maison, peu certes, mais quand même, c'est de l'argent et on en manque un peu moins. Surtout j'ai atteint le stade ultime, j'allais pouvoir m'exprimer, on allait m'écouter, j'allais être libérée de ce sacré silence auquel j'étais réduite, j'allais être vivante.
C'est alors que ma mère a dégainé sa dernière arme :
- Tu feras et diras ce que tu voudras quand tu auras 20 ans !
L'âge de la majorité de l'époque. Encore 5 ans à tirer avant d'exister vraiment et mon état dépressif, l'absence d'importance de ma vie prenaient un peu plus de place. Ce fut long 5 ans alors que j'espérais tant en avoir fini avec ce silence sur mes désirs, mes pensées, mes revendications.
Comme tout finit pas arriver, un jour j'ai eu 20 ans, le bel âge dit-on. C'était pourtant le jour de ma libération mais je n'avais aucune envie de le fêter, plutôt envie de pleurer que de célébrer. Sentant la fin de son hégémonie, ma mère avait maintenu jusqu'au pathétique un dernier diktat sur une chose qui me tenait vraiment à cœur. J'avais le moral au plus bas.
Mais à partir de ce jour il a été difficile de me faire taire et de me faire obéir servilement il n'en était plus question. Tous les poings que j'avais faits dans ma poche sont sortis prêts à se battre. C'en était fini du silence, j'ai dit tout ce que j'avais retenu et de l'entendre n'a pas été une partie de plaisir pour ma mère.
Plus tard j'ai pu me construire par la parole mais aussi dans le silence de certaines séances de psychothérapie un peu difficiles.
Je pense avoir gardé quelques traces de ces contraintes éducatives, de ces longues années de silence. Je n'ai pas de voix, elle ne porte pas et finalement elle se perd dans le brouhaha des conversations quand elles deviennent animées autour d'une table. On ne m'entend plus, alors je me tais et j'écoute encore. En silence.