Il y avait eu un temps où je laissais les oignons au bord de mon assiette, où, le soir, en mangeant ma soupe, j’alignais les petites lettres de l’alphabet en pâtes. Alors j’étais vraiment petite ! C’était loin, cette époque… L’avant-guerre ! Depuis, il s’en était passé des choses ! La guerre, l’Exode mais surtout, la colonie de vacances. Deux mois interminables et j’avais vite compris qu’on est content de manger même des épluchures quand on a bien faim. Rentrée à la maison, j’ai aimé les oignons et j’ai mangé de tout, même si je n’aimais pas trop, les rutabagas, les carottes et aussi les endives braisées même si c’était amer et difficile à avaler.
A la maison, d’ailleurs, c’était mieux qu’à la colonie : Bien sûr on avait toujours un peu faim, mais on n’y pensait pas tout le temps, ce n’était pas cette souffrance tenace de la colonie de vacances. Et cela ne m’empêchait pas de grandir. Malheureusement car je dépassais toutes mes copines de la tête et je n’aimais pas qu’on m’appelle « la grande bique ».
Et la guerre avait disparaître le pain blanc, le vrai chocolat .J’avais un peu oublié ce que c’était : De nouveaux produits étaient arrivés, pas mauvais : les gâteaux vitaminés et les bonbons vitaminés qu’on nous distribuait dans les écoles, le chocolat rose et sans chocolat, le pâté de poisson qui se vendait sans ticket, le Pernod sans alcool, le faux sucre. Nous avions appris un nouveau mot : Ersatz ! Le pain était noir, on avait parfois l’impression d’y trouver des petits morceaux de serpillère, c’était un peu répugnant mais je m’y faisais et c’était la fête quand maman préparait avec le pain rassis ce qu’elle appelait un pudding. On y mettait de l’eau, des raisins secs (quand il y en avait), un œuf, (je crois), de la saccharine…
Et ce jour-là, un jeudi sans doute puisque nous n’avons pas l’école, Maman l’a annoncé, nous aurons ce fameux pudding! Ill me semble même que je l’ai vu mettre au four le moule plein de cette panade blanchâtre et même qu’il y a une bonne odeur dans la maison. Le jeudi, pour avoir bien chaud, souvent on reste au lit le plus longtemps possible dans le grand lit de maman (nos fauteuils-lits dans la salle à manger étaient pliés très tôt) et après, on se traine un peu. Avec ma sœur, nous jouons sans grande conviction et nous discutaillons sur des détails, la hauteur de la Tour Eiffel, par exemple: Je te dis qu’elle mesure mille mètres ! Mais non, t’es bête, c’est 300 mètres qu’elle mesure. Pas de vraies disputes à notre avis. Nous élevons sans doute la voix. Mais c’est sans méfiance. Pas l’impression de faire des bêtises.
Et voilà que Maman se met en colère ! Les colères de Maman sont terribles et imprévisibles. Elle hurle et dit parfois des gros mots très vulgaires. Je déteste mais c’est comme une catastrophe naturelle : on ne peut rien faire pour les éviter. Quand c’est injuste, quand elle me rend responsable des sottises de ma petite sœur alors que je n’ai rien fait, je proteste, je me défends et je ne réussis qu’à aggraver mon cas. Mais là, je n’ai rien à dire, je ne comprends même pas ce qui « lui prend » Elle crie qu’elle ne peut pas nous supporter, que nous la ferons mourir et que nous finirons à l’assistance publique et que nous devrons garder les cochons.( Notre père est prisonnier de guerre et notre mère est notre seul soutien). Je dis rien, ma sœur ne dit jamais rien dans ces situations. Le ton augmente encore, et nous faisons le gros dos. C’est alors que, brusquement, de façon inattendue, elle sort le pudding du buffet et le jette à la poubelle. Nous sommes sans réaction, atterrées. Je ne pleure même pas, sous le choc. Ma mère a le goût des gestes irréparables. Impossible de revenir en arrière même quand elle se sera calmée. Rien à espérer.
Elle s’est tue, on s’est tenues loin d’elle, atterrées et on a essayé de penser à autre chose. On a même un peu oublié.

Et beaucoup plus tard elle nous a appelées : « Venez manger le pudding !- Mais tu l’as jetée !-Mais non, j’ai fait semblant »
Je ne l’ai pas crue. J’avais encore cette image terrible dans la tête du gâteau jeté dans la poubelle. Et pourtant il y avait bien un morceau de pudding dans mon assiette. Je n’y croyais pas mais j’avais envie de croire que c’était vrai. Et j’avais faim, j’ai commencé à manger. Pas mauvais ! J’ai senti pourtant de petits morceaux bizarres mêlées à la pâte. Cela me donnait presque envie de vomir. Et pourtant la satisfaction était la plus forte. Oh ! Je savais confusément ce que c’était…ces petits morceaux qui donnaient le haut-de- cœur étaient les épluchures des endives du déjeuner, qui sortaient de la poubelle. Mais oui, bien sûr ! Ma mère avait repris la panade à la poubelle et l’avait reconstituée tant bien que mal avec les épluchures qui s’y trouvaient et peut-être d’autres détritus. En même temps, je repoussais ce dégoût et cette pensée. Je savais et je ne voulais pas savoir. C’est si bon de manger quand on a faim.