Un monstre.

L’être était déjà là lorsque j’ai pénétré dans l’établissement connu pour servir une excellente bière brassée sur place. Après avoir commandé, je me suis installé devant une table face à un grand miroir. Et instantanément dans la glace, je l’ai remarqué dans le coin le plus reculé de la salle, le plus sombre. De ma place, je me suis demandé si Cela était un être vivant ou une représentation du bizarre. Je vis aussi que les clients avaient déserté les quatre tables proches, redoutant sans doute cette présence étrange et inquiétante.
Un chapeau noir comme en portent les israélites à larges bords et orné d’un ruban bleu foncé défraîchi, reposait sur sa tête. Un foulard brun entourait son crane à la manière des œufs de Pâque et cachait les oreilles. Une autre étoffe foncée masquait le bas de son visage. Un manteau toujours sombre de couleur enfermait ce que je voyais d’un corps maigre et sans doute longiligne. Deux mains gantées reposaient sur la table du bistrot, de part et d’autre d’une carafe aux reflets irisés et d’un verre remplit d’une liqueur opalescente. Je songeais à de l’anisette.
Dans les gants, les mains paraissaient d’une maigreur extrême. Je ne voyais pas le bas du corps de comment, dirai-je, de l’homme, de l’être, de la forme, de l’humanoïde, car je n’en voyais que très peu. Cela me troublait, me perturbait.

Un silence pesant régnait dans cette salle qui est plutôt accoutumée aux bavardages, aux éclats de voix, et aux rires sonores. L’unique serveuse, après m’avoir servi ma bière ambrée, disparut sans échanger un mot. Elle retourna vivement se réfugier derrière le bar. Les verres cliquetèrent frénétiquement.
Dans le miroir, je vis le fond de la salle esquisser un geste. Un bras s’est levé pour héler le personnel. La main gantée se mit à pianoter fiévreusement sur le bois de la table.
La fille du bar a levé les yeux et préparé une nouvelle carafe. Elle l’a déposée sur un plateau la laissant sur le bar. Puis elle s’est retournée et a disparu derrière une porte-tambour qui a rebondit longtemps. De ma place, je surveillais tout cela intrigué, souhaitant son retour...
Les minutes ont galopé.
Des clients partirent. Elle n’est pas revenue. D’autres se regardaient piqué de curiosité !
Le silence était prégnant !

 

Je ne sais pas pourquoi, je ne sais plus pourquoi d’ailleurs. Je me suis levé et approché du bar. J’ai attrapé la carafe et l’ai apportée au fond de la salle. En m’approchant de la table, je vis que le verre était encore plein mais la première fiole était vide. Je reconnus le parfum anisé.
Je posais la carafe sur la table devant Lui. II releva la tête, abaissa un peu plus l’étoffe qui lui masquait le bas du visage. Je découvris des lèvres fines au-dessus d’un menton presque effacé dans une face chagrine, emprunte de désolation. Deux yeux émeraude me transpercèrent.
D’une voix caverneuse, quoique doucereuse, il me dit : « Je vous en prie, asseyez-vous un instant. » Il m’a indiqué le siège de l’autre côté de la table. Je me suis assis.
« Je vous remercie de m’avoir amené ma boisson. »
De la même voix sépulcrale, il reprit : « Je crois que je fais un peu peur aux gens, ne trouvez-vous pas ? »
« Je crois bien. » affirmais-je.
Je continuais : « Ils ne sont pas encore habitué à votre présence. »
« Mais n’avez-vous pas peur vous ? » Je perçu un sentiment de malignité dans son regard. Il plissa les yeux.
Ma réponse le surprit. « Si, bien-sûr, que croyez-vous. »
« Cela me rassure, ce sera plus facile comme cela. »
Il fit glisser le gant de sa main gauche avec la droite, comme s’il retournait une peau. Pas de main, une patte à la texture grenue, pustuleuse, vert de gris apparut. La griffe d’un saurien se mit à gratter le bois devant elle. Il ne semblait pas pouvoir la contrôler.
Je reculais de frayeur.
« Vous comprenez n’est-ce-pas ? » 
« Quoi, que dois-je comprendre ? »
Il me regarda et découvrit des dents ambrées élimées, des dents de rongeurs, de rat. Il les fit claquer d’un coup sec.
Je demeurais figé de stupeur, essayant de conserver mon sang-froid. Ses yeux de méduse me pétrifiaient. Les deux boules émeraudes fouillaient ma raison, mon âme !
La salle s’était vidée silencieusement.
Je demeurais seul avec lui, vulnérable, à la merci de cette présence hideuse. Elle m’avait invité à sa table et ne semblait pas vouloir que je la quitte.
Je m’entendis articuler : « Je n’ai pas peur, je ne vous crains pas. »
Il restait silencieux, mais si je ne voyais pas les jambes sous la table, j’entendais nettement les bruits furieux de ses pieds raclant le carrelage du sol.
Le pire advint. Je l’attendais. Je l’appréhendais. Il se leva en prenant appuis sur la table de sa main droite gantée et se pencha vers moi. Un long tube souple sortit entre les dents. Un organe tubuleux violacée plongea dans la carafe. En l’espace de quelques secondes, le liquide disparut dans un glouglou de convoitise. Les yeux qui me fixaient encore changeaient de teintes, virant du vert au jaune, puis à l’orange et enfin au carmin profond. Je reculais et me tassait au fond de mon siège, tétanisé. Son regard me crucifiait sur place.

Quand ? Je ne sais pas. Enfin, le monstre se leva et après une révérence rapide, il me lança d’un ton enjoué : « Bien, ce n’est pas tout cela, ils m’attendent ! »
Il sortit paisiblement.
La nuit était venue sans crier gare !

 

Christian