Je suis avec mes deux enfants au parc près de chez nous. Il y a peu de monde. Mon fils, Jérôme, fait de l’escalade sur l’araignée géante, m’appelant régulièrement pour me montrer ses prouesses. Je lève le pouce ou applaudis de loin. Ce qui attire le plus mon attention, c’est le petit garçon dans le carré de sable qui vient systématiquement casser les pâtés que fait ma petite fille de 3 ans. Louise me regarde et semble dire « fais quelques chose, le petit garçon me chicane ». Je me lève du banc et vais lui proposer d’aller jouer à l’écart du petit garçon pour avoir la paix. On déplace le seau et les petites formes à modeler le sable. Je lui fais un petit bisou sur le sommet de la tête et retourne sur le banc reprendre mon tricot, passe temps indispensable car je dois bien dire que ces après-midi au parc n’ont rien d’exaltants.

Louise n’a pas deux minutes de répit, le petit garçon a repris son entreprise de démolition. Cette fois je m’adresse à l’enfant lui demandant de laisser Louise tranquille et d’aller jouer plus loin avec ses affaires qui attendent d’être utilisées. Sa mère prend très mal mon intervention et me dit que ma fille peut bien être patiente avec plus petit qu’elle, qu’elle est grande et doit comprendre. Voilà la mère de futur macho. Je lui rétorque que si ma fille est grande en taille, elle n’a que 3 ans comme semble être l’âge de ce tyran du carré de sable et qu’elle devrait penser à dire à son fils de respecter les autres enfants. Elle m’envoie quelques invectives fleuries, embarque les affaires de son fils, met l’enfant dans son pousse-pousse et file, furax. Bon débarras ! Je souris à ma fille, lève un pouce pour mon fils et retourne sur le banc.

Un homme d’une cinquantaine d’année s’est installé à l’autre bout du banc.

- Vous permettez que je m’assoie sur le même banc que vous ?
- Bien sûr, les bancs sont à tout le monde, bonjour !
- Oui, bonjour. Je vous ai observé depuis le banc d’en face, vous et vos enfants. Ils ont l’air bien heureux ces petits !
- Heu ! oui, je m’arrange pour qu’ils le soient et moi aussi par la même occasion. Quand on met des enfants au monde, c’est pour le bonheur de chacun et chacune, non ? du reste en espagnol, mettre un enfant au monde se dit « da la luz » soit « donner la lumière », c’est beau hein ?
- Oui c’est beau, dit l’homme songeur, tristement songeur même.

Puis il continue, le regard dans le vague, puis sur moi, puis sur les enfants, comme pour englober l’ensemble :
- Donner la lumière… ce n’est pas vraiment ce que j’ai reçu. Ma mère a dû se marier parce que je m’étais annoncé comme elle disait. Et je crois qu’elle m’en a voulu dès que j’ai remué dans son ventre, j’étais un squatter. Présent sans autorisation. Elle n’aimait pas vraiment mon père, qui lui se donnait de la peine pour avoir une vie de famille convenable. Elle faisait juste ce qu’il fallait pour moi. Aussi loin que je me rappelle, je n’ai pas eu de ma part de câlins et de mots doux, ni des encouragements ou des petits bisous sur le sommet de la tête.

Il se tourne vers moi :
- Vous avez l’air de dire « mais l’avortement ça existe ». L’ère donc je vous parle était celle des aiguilles à tricoter sur le coin d’une table de cuisine. Pas tout confort et ça pouvait tourner mal. Je pense que dans ma classe je n’étais pas le seul à être arrivé sur terre sans être désiré. Il y en avait un ou deux autres qui avaient l’air aussi éteint que moi. On ne nous avait pas donné la lumière juste la vie et cela sans enthousiasme.

Ensuite j’ai eu un frère et une sœur avant que mes parents se séparent. Ces deux là, elle les appelait par leur prénom lorsqu’elle parlait d’eux. Pour moi elle disait « celui-ci ceci », « celui-ci cela ». J’avais fermé le chemin de sa liberté, les deux autres en ont profité et ils ont été accueillis, elle avait dû faire le deuil des grandes idées de sa vie. Quand elle s’est trouvée enceinte, elle venait de finir son école supérieure et voulait faire des études de droit, je crois. J’ai démoli son rêve. Encore maintenant, elle m’en tient rigueur, même si elle ne le dit plus, je suis toujours « celui-ci », je le sens à son attitude envers moi. Elle ne peut pas m’aimer. C’est comme ça.

Mais je vous embête avec mes histoires. Pas drôles en plus. Je suis content de voir des enfants heureux. Je n’en ai pas eu, peur de ne pas être à la hauteur. Peur de m’entendre dire une fois « celui-ci » ou « celle-ci » avec indifférence.

J’avais écouté tout en continuant à veiller sur mes enfants, sourire ou pouce levé.

- Non, vous ne m’embêtez pas, je trouve ça triste. Je suis désolée pour vous. Vous ressentez tellement bien les choses que vous auriez pu être un bon père, non ?

- Peut-être et peut-être un bon grand-père, dit-il avec un sourire triste. En plus, lorsque mes parents se sont séparés, j’ai entendu mon père dire à ma mère « de toute façon je t’ai épousé parce que tu étais enceinte ». Lui qui me considérait et qui semblait heureux avec sa famille, ne l’était pas. Il s’efforçait juste de sembler l’être. Par la suite je me suis souvent demandé s’il m’aimait ou s’il semblait m’aimer. Je n’ai jamais éclairci la chose.

Etre aimé pleinement m’aurait fait du bien, m’aurait donné confiance. J’aurais peut-être pu aimer pleinement les femmes qui ont juste été de passage dans ma vie. J’aurais pu leur faire confiance. Ensuite je n’ai même plus tenté de les séduire, les femmes, peur d’en faire fuir une de plus. Maintenant, j’ai une bonne situation, mais je suis seul, sans personne avec qui partager, sans personne à aimer.

Je ne savais plus que dire devant tant de tristesse. Je l’ai regardé, il m’a regardé. J’avais presque envie de le prendre dans mes bras comme je le fais quand mes enfants ont le cœur gros. Evidemment je ne l’ai pas fait. Il a hoché la tête, haussé les épaules :

- Voir vos enfants si heureux a fait remonter en moi tout le désamour de ma vie. Ca m’a mis une fois de plus le cœur en berne. De vous parler m’as fait du bien surtout si cela ne vous a pas embêté. Si je vous recroise sur ce banc, j’espère que j’aurais une histoire drôle à vous raconter, dit-il en souriant, comme pour s’excuser.

- Si je vous recroise dans le parc, j’aurai plaisir à faire la conversation avec vous. En me parlant comme vous l’avez fait, vous m’avez fait confiance, tout n’est pas perdu.

- Peut-être !

Puis il s’est levé, m’a salué et a continué sa promenade dans le parc. Il commençait à faire frais. J’ai rassemblé les affaires de Louise, appelé Jérôme et nous avons pris le chemin de la maison. J’étais pas mal retournée par l’histoire de cet homme. Que faire avec la tristesse d’un inconnu ? Mon tricot n’était pas indispensable cet après-midi. Mon attention était partagée entre trois personnes.