Installée devant la cheminée du salon Eve est seule et elle pense à sa vie d'avant, du temps où elle était une mineure qui devait obéissance et soumission à sa génitrice. Elle y pense et, malgré la chaleur de la cheminée, ça lui fait froid dans le dos, elle l'a échappée belle.

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L'ambiance était tendue, électrique. Un nouvel affrontement se préparait : l'envie de changer, de faire craquer les carcans contre le conformisme et le devoir de ne pas faire de vague, de ne rien bousculer. Eve commençait à manquer d'oxygène et la phrase est tombée :
- C'est quoi cette nouvelle idée ?

 

Cette question n'attendait pas vraiment de réponse. Les phrases suivantes allaient arriver :
- Tu ne peux pas faire comme tout le monte ? ou encore
- Tout le monde pense comme moi !

Et elle allait devoir avaler une couleuvre de plus. Tout le monde, elle savait bien qui c'était : le groupe bien fermé et peu éclairé formé de sa grand-mère et de ses deux tantes qui épaulaient sa mère.

Ça leur avait pris quelques minutes pour se mettre d'accord et penser comme sa mère qui était l'ennemie du changement et tout le reste de l'après-midi pour bavasser sur le sujet et l'étrangeté des envies d'Eve.

Une chose était sûre, Eve devait suivre la voie tracée par les femmes de sa famille, suivre les ornières bien creusées et ne pas s'en écarter. C'est du moins ce que croyait sa mère. Mais Eve voulait bien lui laisser ses chemins balisés ; elle avait envie de chemins de traverse, d'incursions dans les bois, de pieds dans la rivière, de se faire happer par les ronces, tout lui paraissait mieux que ce qu'on lui proposait. Cela aurait été peut-être plus facile d'avoir un tempérament de mouton, mais cela lui paraissait aussi tellement ennuyeux, restrictif et sans saveur.

On ne disait pas d'elle qu'elle n'était pas normale, mais spéciale, originale au sens négatif du terme. Le conformisme qu'on lui proposait offensait son envie de changement, d'air et de différence. Adolescente, Eve ne pouvait pas l'exprimer ainsi mais elle le sentait confusément. Elle n'aurait pas pu l'expliquer car en quelque sorte, penser n'était pas à l'ordre du jour. Si elle en avait tenu la liste, elle serait longue d'exemples de ses envies et de son imagination éteintes par le conformisme et le « à quoi ça sert ».

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Eve ajoute une buche dans le foyer, elle sourit, elle est contente d'avoir eu un « sale caractère » aux yeux de sa mère, elle se souvient...

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Elle a souvent entendu durant son enfance :
- Pour une fille, ça ne sert à rien de faire des études. A 20 ans elle se marie, puis elle a des enfants et elle doit s'occuper de sa famille, alors les études...

Ainsi elle aurait été la copie conforme de sa mère, qui au demeurant n'était pas heureuse dans le rôle qu'elle réservait à sa fille.

Pour ce mariage précoce prévu de toute éternité pour ses 20 ans, ses parents avaient contracté une petite assurance vie en sa faveur afin qu'elle puisse acheter son trousseau, car normalement la femme apporte le linge de maison et l'homme les meubles. Elle en a appris de ces normalités basiques : l'homme doit être plus grand et plus âgé que la femme, il doit être servi à l'heure pour ses repas et blablabla... l'horreur totale, comment la vie d'Eve pourrait être ainsi.

Et voilà ce qui fait sourire Eve : avec l'argent de l'assurance-vie elle a acheté sa première voiture d'occasion, à 22 ans elle a repris des études, à 28 ans elle a rencontré son compagnon de 5 ans son cadet, ils ont eu une fille lorsqu'elle avait 42 ans et ils se sont mariés à ses presque 47 ans. Est-ce qu'elle pouvait contrarier davantage les plans de sa mère ? Est-ce qu'elle pouvait lutter mieux contre le conformisme indécrottable des femmes de la famille ? Heureusement le féminisme ambiant de l'époque lui a donné un coup de main.

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Eve se prépare une tasse de thé et continue à tirer sur le fil de ses pensées.

Ce besoin de faire sauter la camisole de force qu'on lui avait passée, l'a rendue méfiante à tout ce qui se fait ou pas, aux idées toutes faites qui se laissent répéter à l'envi sans analyse. Ça la laisse souvent dans une zone d'inconfort. C'est peut-être tellement plus simple de « faire comme tout le monde », de se conformer à la loi du plus fort ou de celui qui parle le plus fort. Plus simple mais pas conforme à ses envies profondes de libre-arbitre. Se méfier de la norme est devenu une seconde nature et l'éviter peut-être une obsession aux yeux des autres mais pas aux siens. C'est son oxygène, un élément aussi important que la lumière du soleil.

Elle se souvient d'une histoire qui a eu lieu il a 25 ans. Après deux garçons, la famille de son frère venait de s'agrandir avec la naissance d'une fille.

Mère : Heureusement qu'ils ont eu une fille !
Eve : Oh oui ils doivent être contents, une fille après deux garçons, c'est ce qu'ils espéraient.
Mère : S'il avaient eu un troisième garçon, ça leur aurait coûté cher.
Eve : Pourquoi plus cher qu'une fille ???
Mère : Ben, une fille ça n'a pas besoin de faire des études, alors que les garçons, il faut qu'ils aient un bon métier pour entretenir leur famille.

Eve est soufflée, elle a envie de hurler. Elle avait prouvé à sa mère qu'un autre schéma était possible, sa belle-fille faisait autant bouillir la marmite que son fils et le conformisme, les normes des années 50 faisaient encore la loi dans sa tête ! Est-ce bien normal de pouvoir encore penser de telles inepties et les dire ? Indécrottable !

Eve ferme les yeux, sa vie n'a pas été un chemin semé de pétales de roses, de la fleur elle a souvent eu les épines, elle a eu pas mal d'obstacles à surmonter, mais elle a mené sa vie à sa guise et elle a été et est encore intéressante. L'ornière familiale n'a pas eu raison de sa soif de vie différente.